Le point de vue d’Alain Duault : Aix 2014

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     Bernard Foccroulle jouait gros cette année : après avoir reçu aux Opera Awards de Londres le prix du Meilleur Festival, il lui fallait assumer cette distinction en étant à la hauteur dans la qualité bien sûr, dans la diversité aussi, dans le renouvellement, dans les équilibres à trouver entre patrimoine et modernité. C’est ce qu’il avait concocté depuis de nombreux mois, dans les brumes de l’automne et les morsures de l’hiver, c’est ce qui devait s’épanouir avec l’été – mais c’est ce qui a bien failli ne jamais voir le jour. Car, bien sûr, Bernard Foccroulle n’avait pas prévu le conflit des intermittents !

     C’est avec sa méthode et, oserais-je dire, sa « manière », ce cocktail de douceur et de fermeté, de conviction et d’ouverture,  qu’il a su résoudre ce problème, protéger le Festival, manifester sa solidarité et permettre au public de goûter tous les spectacles du Festival puisque, à la différence d’Avignon, aucun n’y a été annulé. En exergue de chaque spectacle, un artiste et un technicien ont successivement pris la parole pour rappeler les données du problème à travers un texte à la fois clair et sobre, bâti sur une anaphore positive : « Ce soir, nous jouons ».

     Ainsi, le Festival 2014 a pu déployer cette variété qui en fait de plus en plus l’originalité, d’un Winterreise de Schubert par Mathias Goerne à une superlative version de concert des Boréades de Rameau, avec Julie Fuchs et sous la direction de Marc Minkowski (lire la chronique d’Emmanuel Andrieu) en passant par des propositions autour de cantates de Bach. Mais bien sûr, ce sont les trois opéras donnés en version scénique qui constituent la vitrine du Festival. J’ai vu ces trois spectacles et deux m’ont enthousiasmé, La Flûte enchantée et Le Turc en Italie. Je ne reviendrai pas sur les mérites et les réserves que peut susciter Ariodante puisqu’Emmanuel Andrieu en a fait ici-même un compte-rendu. Simplement, je continue depuis des années de m’interroger sur la pertinence de donner les opéras de Haendel dans leur totalité, sans en omettre une double croche, une reprise, un da capo : il y a bien sûr dans Ariodante de belles pages, mais pas durant plus de 4 heures ! Et on sait bien que, à l’époque de Haendel, on n’écoutait pas ces opéras ainsi qu’on les joue aujourd’hui, comme à la messe, dans une sorte d’écoute corsetée qui contrevient totalement à l’esprit et à l’allégresse du baroque ! On écoutait, on sortait, on parlait, on jouait, on revenait écouter tel ou tel air, telle ou telle scène, on n’était pas figé, on était vivant ! Le sentiment d’ennui et d’excessive longueur manifesté (à voix basse pour ne pas déroger au lyriquement correct) par nombre de spectateurs vient à mon sens de ce « respect » de la lettre plutôt que de l’esprit de cette musique. Et pourtant que de belles voix, de Sandrine Piau à Patricia Petibon ou de David Portillo à Luca Tittoto !

     En revanche, quel bonheur constant que la représentation de La Flûte enchantée. Le mérite en revient à tout le monde, le metteur en scène Simon McBurney d’abord qui a su tout à la fois préserver la magie et donner à l’œuvre toute sa dimension initiatique sans jamais souligner lourdement, au crayon rouge, des intentions qui apparaissent de ce fait plus évidentes. Tout est léger, tout est subtil, tout est clair dans ce spectacle – et le public y est invité à participer à cette « magie » en voyant, de part et d’autre de la scène, la mise en place des trucages, des bruitages, des projections, de toute cette partition visuelle et sonore qui contrepointe la partition vocale et orchestrale. Mais la direction d’acteurs, millimétrée, comme les innovations sémantiques (la Reine de la Nuit, vieillie, épuisée, en chaise roulante, représentant un monde qui va disparaitre, comme celui des trois « enfants » devenus des vieillards – alors qu’un autre monde va naitre) participent de la réussite de ce spectacle qui enchante d’un bout à l’autre. Autre élément essentiel de cette réussite, le Freiburger Barockorchester, aux sonorité vives et gorgées de couleurs (les cuivres !), mené de main de maitre par un jeune chef espagnol, Pablo Heras-Casado, et bien sûr la distribution, homogène, sans vedette, mais totalement engagée, scéniquement et vocalement. Une distribution avec des bémols sans doute (le Sarastro de Christof Fischesser par exemple) mais avec aussi beaucoup de dièses (la Pamina lumineuse de Mari Eriksmoen avant tout, mais aussi le Sprecher de Maarten Koningsberger et le Tamino de Stanislas de Barbeyrac) – et au final un bonheur qui irradie le public.

     Enfin, Le Turc en Italie, un opéra de Rossini pas très souvent joué, sans doute du fait de sa construction pirandellienne qui déroute parfois le public (un poète cherche une intrigue pour sa nouvelle pièce et va utiliser les mésaventures des personnages qui se présentent à lui pour bâtir en fait l’intrigue de l’opéra qui se déroule). Mais là encore, le brio de la mise en scène de Christopher Alden, dans des décors et costumes amusants et virevoltants, tient l’ensemble et coud en permanence toutes les séquences pour tirer un fil au milieu des épisodes bouffes d’un opéra qui, au fond, ne l’est guère : les rapports hommes / femmes mais aussi les rapports Italiens / Turcs, c’est-à-dire les questions de l’Autre, de ses coutumes et de ses différences, faufilent en permanence l’action et les réactions des personnages. Tout cela étant porté par une musique spumante qui jaillit de la fosse grâce au brio jamais en défaut de Marc Minkowski et de ses Musiciens du Louvre Grenoble : vivacité, piquant, couleurs, tout ricoche avec les voix réunies qui constituent là encore une distribution magnifique d’homogénéité. Et en tête de cette équipe vocale, véritable meneuse de revue aux aigus infaillibles et au timbre si séduisant, la russe Olga Peretyatko mène la danse sans faiblir un instant dans ce rôle écrasant, feu follet scénique et feu d’artifice vocal. On saluera aussi le poète de Pietro Spagnoli, le truculent mari, Don Geronio, d’Alessandro Corbelli ou le Selim résonnant d’Adrian Sampetrean. Là encore un bonheur qui fait rayonner les visages du public à la sortie du Théâtre de l’Archevêché : la soirée a été une fête, c’est bien le rôle et l’étymologie d’un festival.

     Il n’y a plus qu’à attendre les bonheurs de celui de 2015 – où l’on retrouvera Mozart avec une nouvelle production de L’Enlèvement au sérail (Jérémie Rhorer / Martin Kusej) et Haendel avec une nouvelle production d’Alcina (Andrea Marcon / Katie Mitchell, avec Patricia Petibon, Philippe Jaroussky et Anna Prohaska). On pourra revoir aussi une production de pure poésie, créée il y a 25 ans à Aix, Le Songe d’une nuit d’été dans la mise en scène de Robert Carsen. Et aussi une originale soirée Tchaikovsky / Stravinsky avec Iolanta et Perséphone (Teodor Currentzis / Peter Sellars). À suivre donc.

Alain Duault

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