
Bertrand Rossi est un directeur qui sait marier grand répertoire et création : ainsi, en 2021, à son arrivée à la tête de l’Opéra Nice Côte d'Azur, il a présenté Akhnaten de Philip Glass, un style totalement inédit pour cette institution lyrique plutôt accoutumée à Verdi, Puccini, au bel canto romantique, à tout ce qui met en valeur les voix ensoleillées. Le résultat a été à la mesure du pari : une grande réussite. Il récidive cette fois avec rien moins que la création française de Satyagraha du même Philip Glass (grillant ainsi la politesse à l’Opéra de Paris qui a décidé de le programmer… l’an prochain) – et la réussite se transforme en triomphe.
Car ce spectacle est une splendeur, une expérience envoûtante qui correspond exactement à l’esprit de Philip Glass, à sa volonté de créer une œuvre complexe tout en étant fluide, un « opéra » tout en étant souvent un oratorio, un gros plan sur Gandhi, personnage visionnaire, tout en étant une invitation à porter en nous et autour de nous cette « force de la vérité » qui est la traduction du mot sanskrit satyagraha. Pas de scènes genre biopic, pas d’action au sens traditionnel, mais l’assomption humaniste d’un message qui prend – particulièrement en ce moment dans notre monde bousculé, secoué, déchiré – une force politique (au sens étymologique) parce poétique. On sort en effet de ces trois heures (coupées de deux entractes) comme régénéré par cette alliance platonicienne de la beauté et de la vérité – surtout après le sublime monologue final de Gandhi, sur le texte de la Bhagavad-Gitâ, le grand livre de l’hindouisme, porté par un fascinant enchainement d’octaves montantes et descendantes, comme l’infini rouleau de la vie en même temps que la méditation sur le sens que l’on donne à cette vie, ce cheminement vers l’essentiel – qui n’est pasici ou là mais bien au fond de soi, de chacun de tous ceux qui sont pris dans cette boucle qui semble hypnotique mais qui est en fait le miroir de notre âme promené le long du chemin de notre existence.
Satyagraha, Opéra de Nice (c) Julien Perrin
Pour autant, ce résultat n’allait pas de soi : car une chose est de prendre la mesure d’une telle œuvre, une autre est de lui donner sa traduction tant visuelle que sonore. Et là, on est complètement sidéré par ce qu’on voit en entendant, car l’un n’est pas détachable de l’autre : cette osmose proprement exceptionnelle s’appuie sur deux personnalités qui ont su conjuguer leur art pour faire une œuvre unique, la metteure en scène et chorégraphe américaine Lucinda Childs, qui a depuis le début, depuis Einstein on the Beach en 1976, accompagné Philip Glass, et continue aujourd’hui, à 85 ans, à magnifier son art, et le vidéaste français Etienne Guiol, qui maitrise comme personne la technique du mapping vidéo, habillant tout le théâtre, le mettant en mouvement, multipliant les lignes et les corps, déployant les danseurs en une fresque fascinante. Tout l’espace est sans interruption en vibration sonore et visuelle, comme dans une cathédrale à l’intérieur de laquelle tout tourne, s’envole, du premier rang de loges jusqu’au plafond, embrassant tout (et même l’embrasant à la fin du 2e acte soulevé par les flammes !) – mais tout ce qui saisit les yeux ricoche dans la musique, réalisant le mot de Claudel « l’œil écoute ». Car c’est cette absolue réussite visuelle qui, intimement tissée à la musique, lui permet sa parfaite réalisation.
Et là encore, on est impressionné – en premier lieu par l’incroyable travail de l’Orchestre Philharmonique de Nice qui, littéralement, porte l’œuvre, avec ce travail au petit point autant des cordes que des bois, cet infini murmure qui symphonise l’essence du monde, en déplace ici la perspective par une infime modulation, en transcende là l’intériorité par une densité qui ne pèse jamais, une continuité vélivole qui emporte l’écoute. Mais le travail du Chœur de l’Opéra de Nice n’est pas moins à saluer, sachant doser avec une même maitrise, les bouffées ardentes et les chuchotis croissants, dans un équilibre des timbres constant.
Satyagraha, Opéra de Nice (c) Julien Perrin
Et la distribution ne mérite pas moins d’éloge, avec en particulier deux voix non seulement belles mais exceptionnellement impliquées dans cette partition, celle du ténor Sahy Ratia, dont l’émission haute et claire, le timbre aux couleurs tendres, fait merveille dans le rôle central du mahatma Gandhi, et celle de la soprano Melody Louledjian, décidément une des sopranos françaises les plus polyvalentes du moment, dont le timbre argenté et la sûreté de l’émission domine entre autres le superbe quintette du 2e acte, avec des aigus à la clarté lumineuse. Mais il faudrait citer tout le monde, et ne pas oublier les magnifiques envols du Ballet de l’Opéra de Nice, tout cela sous la baguette attentive de Léo Warynski, d’une précision qui ne se relâche jamais, tenant ces rythmes implacables tout en les nourrissant d’un lyrisme et d’une souplesse expressive quasi caressante. Du grand art, un bonheur rare.
Merci monsieur Bertrand Rossi de donner ainsi l’exemple à l’Opéra de Nice de ce qu’on peut faire dans un théâtre qui sait que la beauté est une boussole exigeante mais qui peut ainsi réunir les générations dans une même ovation.
Alain Duault
Nice, 3 octobre 2025
Satyagraha à l'Opéra Nice Côte d'Azur, les 3, 5 et 7 octobre 2025
06 octobre 2025 | Imprimer
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