Werther, romantique et intimiste

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L'Opéra national de Paris présente ce mercredi 20 janvier une nouvelle production de Werther, tout droit venue de la londonienne Royal Opera House, et mise en scène par Benoît Jacquot. Alors qu'Elina Garanca et Piotr Beczala y incarnent le couple d'amoureux tragiques imaginé par Jules Massenet, nous profitons de l'occasion pour analyser plus en détails l'oeuvre au romantisme exarcerbé du célèbre compositeur français, parfois jugée trop « simple » par la critique de l'époque, mais pourtant « débordante d'émotion ».

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Avant de devenir un des opéras français les plus célèbres, Werther a traversé bien des orages et des tourments dignes du malheureux destin de son héros éponyme… A l’issue d’une longue période de composition pendant laquelle virent le jour cinq autres opéras, Massenet se voit refuser son ouvrage, jugé trop triste pour le public de l’Opéra-Comique. Un incendie, une première création en allemand à Vienne, puis un retour en demi-teinte à Paris précédèrent le moment tant différé du véritable succès. Il aura fallu attendre 1903 pour que Werther s’impose définitivement dans la nouvelle Salle Favart, en devenant aussi populaire que Manon. Le public a d’abord été désorienté par cette adaptation française des Souffrances du jeune Werther (1774), le fameux roman épistolaire de Goethe dont le retentissement avait été considérable dans toute l’Europe romantique. Debussy prétendait que Massenet était « victime des belles écouteuses »  et qu’ « il avait le génie des teintes claires et des mélodies chuchotantes dans des œuvres faites de légèreté ». Longtemps l’auteur de Werther aura été incompris et suspecté de composer sans autre dessein que de procurer un plaisir immédiat, donc facile. Pourtant, sa partition révèle à chaque moment une maîtrise parfaite excellant à créer l’atmosphère unique de ce drame intimiste qui oppose le rêve et la mort d’un côté aux impératifs d’un ordre bourgeois de l’autre.

Une genèse tourmentée et un succès tardif

Quand il s’agit de retracer la genèse d’une œuvre, il faut parfois se méfier des anecdotes et des confidences que veut bien nous livrer l’auteur. Dans son autobiographie intitulée Mes Souvenirs (1912), Jules Massenet (1842-1912) fait remonter l’origine de son Werther à un séjour qu’il fit à Bayreuth, en 1886. Venu pour y entendre l’ultime chef-d’œuvre de Wagner, Parsifal (1882), le compositeur se serait laissé entraîner par son éditeur Georges Hartmann jusqu’à Wetzlar où ils visitèrent la maison dans laquelle Goethe « avait conçu son immortel roman ». Cette visite a probablement eu lieu mais elle ne marque pas le début du long processus de création qui aboutit à la première représentation de Werther le 16 février 1892 à l’Opéra Impérial de Vienne. Ce n’est qu’au terme de nombreuses années d’incertitudes et de refus qu’un des plus célèbres opéras français fut d’abord créé en allemand, bien longtemps avant de parvenir à conquérir le public parisien à l’orée du XXème siècle.

Oublions donc le trop parfait récit que nous livre le compositeur.  Hartmann lui aurait remis un exemplaire du chef-d’œuvre de Goethe à Wetzlar, cadre de l’impossible histoire d’amour entre Werther et Charlotte. L’attention du musicien aurait été providentiellement attirée par une citation d’Ossian qui lui aurait immédiatement inspiré le bouleversant et célèbre : « Pourquoi me réveiller au souffle du printemps… ». Tout l’opéra aurait été conçu à partir de cet instant fondateur dont la probable invention vient masquer a posteriori les incessants efforts d’un travail très ardu. C’est dans une lettre de septembre 1880 que Jules Massenet mentionne les premières esquisses de son projet. Le succès mondial de sa première création lyrique, le Roi de Lahore (1877) vaut à ce brillant prix de Rome sa nomination comme professeur de composition au Conservatoire. Il va dès lors s’imposer comme le digne successeur de Charles Gounod avec Hérodiade (1881), puis Manon (1884) qui consacre définitivement sa gloire. C’est au milieu de cette intense activité qu’il envisage de mettre en musique le roman de Goethe. Mais avant la création de Werther, il y aura celles du Cid (1885) et d’Esclarmonde (1889), auxquelles il faut encore ajouter celle duMage en 1891.

« Mes premières mesures, je les écrivis au printemps de 1885 et je notais les dernières à la fin de l’hiver 1886… Près de deux années de labeur ! ».  La composition de Werther sera très exactement achevée le 14 mars 1887 et l’orchestration le 2 juillet suivant. Entre temps, Massenet s’est vu refuser son nouvel opéra par Carvalho, le directeur de l’Opéra-Comique, très déçu par « ce triste sujet » alors qu’il espérait recevoir « une autre Manon ». Pour parachever le tout, le 25 mai, le théâtre est ravagé par un incendie. Cinq années d’oubli vont alors ensevelir dans le silence ce Werther que Massenet a décrit comme « un paquet d’épreuves qui monte aussi haut que la tour Eiffel ! ». Celle-ci venait d’être inaugurée lors de l’Exposition Universelle de 1889.

C’est le succès de la première viennoise de Manon en novembre 1890 qui va décider du sort de Werther en lui redonnant vie. Après avoir triomphé dans le rôle de des Grieux, le ténor belge Ernest van Dyck se verrait bien créer ce héros romantique dont Massenet lui a souvent parlé. Ironie du sort ce sera donc cinq ans après son achèvement que Werther, adaptation française d’un chef-d’œuvre de la littérature allemande, sera donné pour la première fois, en allemand, sur une scène germanique, celle de l’Opéra Impérial de Vienne ! Le succès n’approche guère celui rencontré par Manon et l’ouvrage « tombe » dès la troisième représentation.  A Paris, Carvalho a repris la direction de l’Opéra-Comique installé provisoirement au Châtelet et il est maintenant décidé à monter l’ouvrage. Le 16 janvier 1892 les Parisiens découvrent enfin Werther, sans véritable enthousiasme. Que penser de ce héros mélancolique, un ténor qui contrairement à son emploi traditionnel n’hésite pas à se suicider comme le ferait une reine abandonnée ? Quant à Charlotte, la jeune fille qu’il aime, n’est-il pas déroutant de lui avoir donné cette tessiture grave ? Sans air véritable, on ne saurait apprécier sa virtuosité. Le public est dérouté et la critique grince des dents. Encore dix années seront nécessaires pour que l’ouvrage triomphe jusqu’à éclipser Manon lors de sa reprise en avril 1903. Cette renaissance sera favorisée par l’éclosion simultanée d’une génération de grands ténors français parmi lesquels figurera Georges Thill. Beaucoup plus tard, dans les années 60, Alfredo Kraus donnera lui aussi une interprétation légendaire de Werther.

Du roman à l’opéra intimiste

L’écriture du livret aura, elle aussi, été longue et laborieuse. L’adaptation d’un roman épistolaire écrit à la première personne a mobilisé deux librettistes « pilotés » par l’éditeur Georges  Hartmann (1843-1900). Il semble que ce soit Paul Milliet (1849-1927), déjà auteur du livret d’Hérodiade, qui ait eu le premier l’idée de cette adaptation pour la scène lyrique. Pendant plus de cinq ans, Hartmann s’ingénie à superviser le travail du librettiste en pratiquant des coupes et des modifications. Excédé, Milliet finit par demander à son ami Edouard Blau (1836-1906) de lui venir en aide. Ce long cheminement explique que Massenet n’ait pu véritablement se mettre au travail qu’en 1885.

Goethe avait centré tout son drame autour de Werther, héros désenchanté dans lequel il projetait sa propre intériorité. Mais si l’auteur se dévoilait dans les aspirations de son personnage, il n’en condamnait pas moins son attitude et son suicide. Incapable de prendre la mesure du réel pour s’y adapter, Werther n’a pas d’autre issue que la mort.  Les Souffrances du jeune Werther  était un roman d’initiation, une « éducation sentimentale » dans laquelle chaque jeune homme de l’époque pouvait se reconnaître avec ses folles espérances et ses cruelles déceptions conduisant à une insatisfaction morbide. Alors que l’écriture de son roman avait « sauvé » Goethe de l’état dépressif auquel l’échec amoureux le conduisait, ses lecteurs, eux, se laissèrent gagner par la « furor wertherinus ». Une douzaine de suicides suivit la publication du roman. Ce qui fit dire à Madame de Staël : « ‘Werther’ a causé plus de suicides que la plus belle femme du monde ». L’influence du roman fut considérable sur la jeunesse européenne. Des poèmes, des romans, des pièces et même une mode vestimentaire en témoignent. René (1802) de Chateaubriand, Adolphe (1816) de Benjamin Constant ou encore en 1870, l’Education sentimentale de Gustave Flaubert, figurent parmi les très nombreux ouvrages qui s’inscrivent dans le sillage de ce roman de Goethe, emblématique du « Sturm und Drang », mouvement artistique allemand annonciateur du romantisme.

Mais comment transposer dans un ouvrage lyrique les déchirements de l’âme de Werther qui perçoit que sa vie ne débouche sur rien ? Comment rendre un tel malaise existentiel ? Comment communiquer les ardeurs et les émois  du personnage face au spectacle de la nature ? Avant tout par la puissance évocatrice particulière que dégage la musique. Les raffinements de l’orchestration suscitent différents « climats » psychologiques qui rendent sensible l’évolution des personnages, même si le livret resserre à l’extrême les événements en suivant un découpage très efficace. Le premier acte  expose les faits avec une grande rapidité : Werther et Charlotte se rencontrent avant le bal pour lequel ils partent ensemble. A peine se sont-ils éloignés qu’Albert, le fiancé de Charlotte, revient inopinément. Après le bal, Werther déclare d’emblée son amour à Charlotte au cours d’une scène au clair de lune qui faisait l’admiration de Gabriel Fauré.  La jeune fille se montre sensible à cette déclaration enflammée mais, coup de théâtre, son père vient rompre ce premier duo en  annonçant le retour d’Albert. Werther s’abandonne au désespoir et prédit qu’il en mourra. Une seule soirée a donc suffi  pour nouer tous les fils du drame. Werther connaît la passion, se déclare, apprend le retour de son rival et pense au suicide dans un même et seul acte. A l’acte suivant, Charlotte est déjà mariée à Albert qui cache sous une apparente bonhommie une extrême cruauté. C’est lui qui fera porter à Werther les pistolets nécessaires à son suicide. Charlotte exige de Werther qu’il s’éloigne jusqu’à Noël. Au troisième acte, dans une grande scène d’explication, la jeune fille le repousse définitivement après s’être abandonnée un bref instant. Le dernier et quatrième acte constitue la modification la plus importante que les librettistes apportent au roman initial. L’agonie de Werther dans les bras de Charlotte permet un ultime et déchirant duo auquel les joyeux échos d’un chant de Noël  enfantin apportent un cruel contrepoint.

Le personnage de Charlotte est considérablement développé par rapport au roman de Goethe où la jeune fille n’existe qu’à travers le regard de celui qui l’aime. Charlotte aime Werther et elle n’est liée à Albert que par le serment qu’elle a fait à sa mère mourante. La jeune femme obéit à une sorte d’impératif moral et son mariage avec Albert est aussi une forme de suicide, accompli au nom du devoir. Werther meurt de son inaptitude fondamentale à se soumettre au réel tandis que Charlotte survit grâce à son assentiment complet à l’ordre établi. Le serment fait à une mourante et le respect de l’engagement pris avec Albert lui tiennent lieu de boussole en ce bas monde où Werther se débat vainement pour exister.

Le personnage de Sophie a été entièrement inventé par les librettistes. Ce rôle de soprano léger forme un contraste total avec Charlotte, la sœur aînée.  D’un côté s’expriment l’insouciance et la fraîcheur, de l’autre le sérieux parfois empreint d’une certaine grandiloquence. Du point de vue dramaturgique, Sophie permet à Charlotte de dévoiler ses sentiments dans une scène fameuse du troisième acte où elle relit les lettres de celui qu’elle a cru bon devoir éloigner. On entend ici comment Massenet parvient à installer une atmosphère intimiste qui permet de restituer par la musique l’intériorité de ses personnages. Le roman « peint » les caractères en leur donnant vie par l’analyse, l’opéra fait « entendre » les mystères du cœur : tout l’art de Massenet apparait dans cette scène des lettres. Le recours à différents « motifs » musicaux attachés à un personnage ou à un sentiment permet de tisser tout un réseau d’émotions tandis que l’arrivée inopinée de Sophie est un exemple parfait de « conversation en musique », bientôt interrompue par le célèbre « air des larmes ».

« Faut-il brûler Massenet ? »

La musique de Massenet a souvent suscité des réactions ambivalentes ou nettement hostiles. Poulenc allait jusqu’à souligner : «  Avez-vous remarqué que, péjorativement, on ne dit jamais d’une musique trop facile, c’est du Gounod, mais toujours, c’est du Massenet ? ». Il y a encore peu, à la veille d’une reprise de Don Quichotte à l’Opéra de Paris en 1974, Gérard Condé s’interrogeait : « Faut-il brûler Massenet ? ». Le reproche est presque toujours le même : c’est une musique seulement destinée à plaire, débordante d’émotion voire de sensiblerie. On dénonce l’inspiration « féminine » du compositeur qui avait aussi le tort impardonnable de déclarer avec une pointe de provocation : « Je suis un homme du coin du feu, je suis un artiste bourgeois ». On peut aussi balayer ces reproches en rappelant l’hommage fervent que lui rendit Puccini, lui aussi peintre des émois féminins et donc sensible à cette musique à la forte dimension émotive : « L’œuvre de Massenet est gigantesque. Tous les « dilettanti » pleurent la mort d’un si grand maître dont le charme captivait même les moins artistes ».                    

Catherine Duault 

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