Rencontre avec Xavier Sabata, contre-ténor « dramatique »

Xl_xaviersabata_7 © http://www.xaviersabata.com/gallery?portraits

Entre la sortie de son disque L'Alessandro amante et ses nombreuses occupations scéniques, dont Rodelinda actuellement à l'Opéra de Lyon, le contre-ténor espagnol Xavier Sabata a eu la gentillesse de nous accorder un peu de son temps afin d'échanger avec nous sur son parcours, sa vision de son travail, l'univers baroque, celui des contre-ténors, ses actualités ou encore ses projets. Un riche échange au cours duquel nous avons pu en apprendre davantage sur cet interprète amoureux du baroque ou encore de ce que l'opéra a de dramatique...

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Commençons par le début : comment en êtes-vous venu au chant lyrique, et comment avez-vous découvert votre voix de contre-ténor ?

En fait, le voyage s’est fait en sens inverse : ma voix m’a mené au chant. Ma mère chantait tout le temps, et elle m’a demandé à neuf ans si je voulais étudier la musique, et si oui, quel instrument. Avec mon frère, on a bien sûr accepté, et j’ai choisi le saxophone ! Puis vers 14 ou 15 ans, je me suis dis que je voulais finalement être comédien et je suis allé à l’école de théâtre publique de Barcelone (l’Instituto del Teatro de Barcelona). J’ai fait toute la formation en parallèle de la fin de mes études de saxophone. Mais en fait, j’ai tout le temps chanté. Toutefois, c’était difficile de développer ma voix lyrique en tant que baryton, car mon mécanisme changeait tout le temps en mécanisme d’alto. Je me suis donc dis que si la nature m’amenait dans cette direction, pourquoi pas ? C’était alors le boum d’Andreas Scholl, il y avait des disques, j’ai découvert toute la littérature musicale, tout le baroque… J’en étais complètement amoureux. Je me suis dis que c’était le chemin que je devais suivre. J’y suis donc arrivé très tard (j’avais 26-27 ans), puisque j’avais déjà beaucoup travaillé en tant que comédien à Barcelone, mais tout à ensuite été très rapide : j’ai fait ma première année de Conservatoire à Barcelone, et le chef de département de musique ancienne m’a dit qu’il allait y avoir des auditions pour un projet sur Paris avec William Christie, « Le Jardin des voix », et que je devais y aller. Je n’étais qu’en première année, mais j’ai passé l’audition et j’ai été accepté ! Mes débuts opératiques étaient d’ailleurs ici, à Lyon, avec Poppée en 2004. J’ai ensuite fini mes études, fait un master de lied en Allemagne. Tout s’est passé un petit peu en même temps, mais j’ai trouvé ma place d’une façon que je qualifierais d’organique : tout arrivait à des moments précis pour me préparer à l’étape suivante, je ne choisissais pas forcément de manière délibérée.

Quel est votre rapport avec cette voix particulière qui est donc venue d’elle-même, et comment la travaillez-vous aujourd’hui ?

C’est une question très intéressante, parce qu’il y a cette vision historique ou traditionnelle sur la voix de contre-ténor que l’on qualifie toujours d’angélique, ce qui est lié à l’histoire des premiers contre-ténors très attachés à la musique religieuse. On a donc construit une vision pas très dramatique et plutôt esthétique. Ma personnalité et ma voix fonctionnent de façon complètement différente : ma voix n’est pas une « voix pure » ou « angélique », elle est plutôt dramatique, et moi, je suis comédien, j’aime m’exprimer, être dramatique, énergique… Alors je trouve qu’avec ma génération (qui compte par exemple Max Emmanuel Cencic, Franco Fagioli, Philippe Jaroussky, …), on travaille beaucoup sur une esthétique moins attachée à celle du contre-ténor traditionnelle, comme une autre tessiture dramatique. C’est comme pour une mezzo, une alto, une soprano : chacun fonctionne différemment, il y a plusieurs tessitures dans un type de voix (des plus graves, des plus aigus,…) C’est de cette manière dont je travaille la voix. C’est aussi pour ça que je travaille tout le temps, que je fais beaucoup de musique contemporaine où je me sens très à l’aise. Je ne travaille pas uniquement sur l’acoustique, cela doit être rattaché à l’énergie de la parole. C’est pour ça qu’on est heureux en tant que chanteur : on a la parole. C’est moins abstrait que la musique pure, on n’a pas à créer une sonorité particulière, à la « concrétiser ». Je trouve plus intéressant de créer l’énergie, la nécessité de dire ces paroles. C’est avec ça que l’on trouve la couleur de la voix.

Il n’y a pas forcément besoin d’une voix « pure », parfois il est au contraire intéressant qu’elle sonne un peu « abîmée »…

Oui, car la vie, la nature, ce n’est pas parfait. Je ne suis pas intéressé par la beauté standard : pour moi ce n’est pas de la beauté, il n’y a pas de vie. Le regard porté sur l’esthétique doit être agrémenté d’une certaine profondeur. C’est pour ça que lorsque je travaille, je commence toujours par regarder le texte, trouver une connexion vers lui, l’analyser… Car le compositeur a créé la musique sur le texte. En faisant cet exercice, je trouve ainsi la façon dont je peux me mettre dedans, comment pour devenir un « canal » afin d’exprimer la musique.

Vous venez de sortir un disque Alessandro amante entièrement dédié à la figure d’Alexandre le Grand (lire notre chronique), et vous dîtes dans le livret que vous avez d’abord fait ce choix « parce qu’il s’agit du personnage historique le plus utilisé de toute l’histoire de l’opéra », et bien sûr parce que sa complexité vous intéressait. Pouvez-vous nous en dire un petit peu plus ? Est-ce que ce personnage a une résonnance particulière en vous, par exemple ?


Portrait d’Alexandre le Grand par Andy Warhol ; © DR

Je dois dire que je regarde Alexandre le Grand comme un super héros. Et le regard que j’ai sur la musique baroque passe par la modernité, c’est-à-dire la vie que j’ai. Je suis très complexe en tant qu’être humain : je n’aime pas seulement une chose, mais plusieurs cultures par exemple (pop, baroque, etc.). C’est pour ça que j’ai été très inspiré par le portrait d’Alexandre le Grand d’Andy Warhol. Il a en a fait un incroyable dans cette sérigraphie. C’est vraiment la culture pop qui rencontre la culture classique. J’ai trouvé ça très intéressant, et ce portrait m’a inspiré pour la photo : il s’agit de la même couleur de fond. J’ai aussi fait beaucoup de recherches, j’ai trouvé beaucoup de matériels, et tout de suite, j’ai vu qu’il n’y avait pas une seule façon de le voir : chaque compositeur porte un regard différent sur le personnage, à cause aussi de la fonctionnalité de la musique. Avec l’oratorio de Draghi, presque moraliste, il l’utilise pour exprimer ce qu’un vrai leader doit faire, mais c’est parfois complètement différent. Je me suis alors dis que je ne pouvais pas faire un portrait d’Alexandre le Grand. C’est pourquoi j’ai décidé de faire une mosaïque. Dans une mosaïque, il y a beaucoup de couleurs, mais quand on prend de la distance, il y a une unité, un concept, et j’aime ça. Ca peut paraître complexe, mais ça rappelle la manière dont je travaille : j’ai toujours des petits carnets de notes où je mets beaucoup de petites photos, des idées… Bien sûr, je travaille aussi avec des musicologues, mais je fais de nombreuses recherches moi-même. J’ai été étonné du grand nombre d’œuvres sur Alexandre le Grand, et j’ai vu ensuite qu’il y a deux principaux thèmes : le soldat et l’amoureux. Il y a aussi eu une sélection naturelle : les airs du personnage amoureux sont des airs qui fonctionnent bien avec ma tessiture. Je « distille » ensuite : après tout ceci, j’avais peut-être 35 ou 40 airs que j’ai enregistrés pour moi avec un pianiste, et tous les deux ou trois jours, je laissais partir ceux dont je ne me souvenais pas. A la fin, j’avais le nombre d’airs nécessaires pour faire le disque. C’est beaucoup de travail, mais il faut dire qu’actuellement, c’est difficile de faire des disques. Je fais donc très attention, je protège énormément mon travail, je suis tout (la photographie, la traduction, l’édition). On ne fait pas de disque pour gagner beaucoup d’argent, c’est davantage un travail artistique, et pour moi, un travail artistique, c’est du début à la fin. Je peux ensuite véritablement défendre mon travail car je me suis impliqué dans chacune de ses phases.

Nous en venons à présent à votre deuxième actualité : le rôle de Bertarido (partagé avec Lawrence Zazzo) dans la production de Rodelinda donnée pour cette fin d’année à l’Opéra de Lyon. Avez-vous assisté à ce spectacle ? Que pensez-vous de la mise en scène de Claus Guth et de la manière dont il traite votre personnage, à la fois en tant qu’interprète, mais aussi en tant que spectateur ?

Oui, oui, bien sûr, car dans les deux productions (Lyon et Madrid), nous avons travaillé avec un double cast, donc parfois on répète, parfois on regarde. Si je travaille à nouveau sur cette production, c’est parce que c’est une des expériences les plus extraordinaires de ma vie. Faire un opera seria baroque, un livret de Haendel aujourd’hui, ce n’est pas facile car il y a notamment des quotes baroques. Claus (Guth) a eu cette idée de vouloir expliquer l’histoire qui est presque celle d’un soap opera avec toute cette intrigue de la famille. Tout le monde parle de ce Flavio, qui ne chante pas une seule note mais qui est omniprésent dans le livret, et il a eu l’idée extraordinaire de construire tout l’opéra à partir de la psychologie de l’enfant. Il a construit une double narration : celle de l’opéra, et celle de l’obsession, de l’anxiété de ce garçon. Il rend ainsi l’histoire plus dramatique, il humanise le drame avec cet être fragile placé au centre. Je trouve cela très intelligent, et d’un point de vue visuel, c'est incroyable : avoir l’unité d’espace, presque de temps, l’utilisation de choses très simples mais d’une sophistication incroyable. Je trouve aussi très intelligent l’installation du mémorial sur la façade de la maison. Bertarido est presque là tout le temps, comme un wanderer (vagabond) qui a erré des mois pour revenir à la maison… Donc en tant que spectateur, je trouve cela incroyable car c’est dynamique, l’histoire est bien expliquée et c’est dramatique. En tant que chanteur, il est très facile de suivre le fil dramatique du personnage parce que c’est très bien guidé, il n’y a pas de réel effort à faire, on ne va pas contre le texte. C’est transparent : voici l’histoire, je vais l’expliquer, je vais l’exprimer. Il n’y a plus qu’à se concentrer dans le chant, dans la musique, puisque tout est bien préparé pour que le drame de l’opéra arrive au public.

Justement, comment avez-vous travaillé votre personnage (que vous reprenez de Madrid) ?

Le héros, c’est parfois le plus difficile à jouer car c’est parfois quelque chose d’abstrait. Le héros, c’est quelqu’un qui essaie toujours de se relever, de s’élever. Pour moi, Bertarido a ici quelque chose de pur à l'esprit : il ne demande pas grand-chose, il souhaite seulement sa femme et son fils. Il ne veut pas la couronne. Il doit partir parce qu’il a tué son frère, mais il ne peut plus vivre en exil, il a besoin de retourner chez lui. Finalement, il est une victime, il est poussé à tuer Garibaldo et lorsqu’il chante à la fin, il dit de faire de lui ce qu’on veut, lui ne peut pas plus. J’aime cette pureté. Il est traité de manière simple ici, et c’est aussi ce qui me plaît. Lorsqu’il apprend que Rodelinda va avec Grimaldo, il retourne à la nature et il tente d’y trouver un bien être. Il essaie tout le temps de retrouver une innocence, c’est très noble comme esprit.

Comme à Madrid, vous partagez le rôle avec Lawrence Zazzo. Comment cela fonctionne lorsqu’on est deux en alternance pour un même personnage, d’autant plus qu’ici, tous les autres n’ont qu’un seul interprète ?

Ici, Lawrence (Zazzo) ne pouvait pas faire toutes les dates et moi non plus, donc cela s’est trouvé naturellement comme ça. J’admire beaucoup Lawrence et nous avons très bien travaillé. Ce que j’aime aussi avec la musique baroque, c’est que la musique a été faite sur la vocalité du chanteur, alors on fait des choses différentes. Je suis très content de partager cette expérience avec Lawrence. Il fait un Bertarido incroyable, et je vais essayer de faire un Bertarido plus proche de ma personnalité. Ce sera donc différent, mais j’aime le fait qu’il n’y ait pas encore de standards dans la musique baroque : nous ne parlons pas encore de « la version de », il y a donc encore une écoute « fraîche », sans préjugés. Après, je dois dire que ça a été facile ici car tout le monde est très professionnel : les différences sont intéressantes. Nous nous connaissons bien avec Sabina (Puertolas), et si je fais quelque chose d’un peu différent par rapport à Lawrence, elle s’adapte, il n’y a pas de problème.

Nous en venons à présent à la fameuse question de vos projets à venir…

Ah, je ne vais pas me plaindre : j’ai plein de belles choses en perspective ! Je vais ensuite à Barcelone pour un opéra contemporain en création mondiale au Liceu (L’Enigma di Lea). Le rôle a été écrit pour moi, j’en suis vraiment heureux. Je vais ensuite faire La Calixto à Madrid, je vais enregistrer le Winterreise de Schubert. Je vais également au Santiago de Chile faire un autre Rodelinda, à nouveau avec Sabina, mais dans la mise en scène de Lille. Je vais aussi faire un Rinaldo… Début 2020, j’espère enregistrer un autre récital de musique baroque, mais je suis encore en train de voir cela. Il y a beaucoup de projets !

propos recueillis par Elodie Martinez

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