Rencontre avec Marie-Nicole Lemieux autour de sa première Charlotte

Xl_marie-nicole_lemieux_c_genevi_ve_lesieur © Genevieve Lesieur

Dans quelques jours à peine, l’Opéra de Montpellier rouvrira ses portes pour présenter un Werther très attendu, puisque non seulement rescapé de cette saison difficile, mais aussi et surtout parce qu’il marquera la prise de rôle de Marie-Nicole Lemieux en Charlotte. Difficile de résister à la tentation de partir à la rencontre de cette cantatrice que tout le monde connaît, tant pour sa voix si particulière, riche et colorée, que pour ses interprétations justes et investies. Bien que l’échange n’ait pu se faire que par téléphone, il fut marqué par de nombreux éclats de rires, bercé par un accent québécois chantant, et parsemé de quelques expressions qui font aussi le charme de ce pays, dont plusieurs que nous avons d’ailleurs pris plaisir à conserver dans la retranscription qui suit. Une belle rencontre qui fut l’occasion de recueillir ses impressions sur le personnage de Charlotte, l’histoire de cette prise de rôle, mais aussi d’en savoir un peu plus sur sa façon de travailler, d’appréhender une production, une partition, son amour de sa terre natale mais aussi pour la France, ainsi que l’expérience douloureuse des derniers mois et la peur des retrouvailles…   

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La semaine prochaine, vous retrouverez l’Opéra de Montpellier pour répéter votre première Charlotte. Pourquoi est-ce la première ? Est-ce parce que vous attendiez que votre voix soit prête, que vous soyez prête, ou bien est-ce simplement parce que l’occasion ne s’était pas encore présentée ?

C’est un mélange de tout ça. Il s’agit d’un des rôles que je rêvais de faire dès le début de ma carrière, avec Dalila. Mais c’est vrai que j’ai dû attendre – du moins j’ai voulu attendre – d’avoir les aigus plus faciles pour Charlotte, car c’est une tessiture qui est beaucoup plus mezzo-sopranisante que Dalila. Ensuite, quand j’ai dit à mes agents que je pensais être prête pour une Charlotte, il y a eu quelques occasions manquées. Finalement, Valérie Chevalier a eu la grande gentillessede me dire : « Marie-Nicole, je vais vous la faire faire, moi, votre première Charlotte ! » Tout comme elle m’a fait faire mon premier Jules César, ma première Italienne à Alger,… Mme Chevalier est vraiment près de mon parcours et je l’en remercie grandement. Donc je suis contente de faire ma première et peut-être dernière Charlotte, que j’aurais au moins faite entourée d’amis, et ça c’est super !

Cette prise de rôle est donc assez particulière pour vous ? Non seulement, compte-tenu du contexte actuel, mais aussi d’un point de vue artistique et personnel ?

Ce qui aurait pu être terrible, c’est que ce contexte-là ait pu m’empêcher de faire cette prise de rôle, comme il m’a enlevé la prise de rôle de Néron au Théâtre des Champs-Elysées. Il m’a aussi fait perdre une prise de rôle à l’Opéra Bastille (Dame Printemps dans La Fille de Neige). Mais ça suffit de parler de cette pandémie qui est toujours là. Ce qui est particulier, c’est que cet opéra-là, je rêve de le faire. C’est un des seuls, je crois, que j’ai écoutés au Conservatoire à Chicoutimi, partition en main, au moins trois fois. C’est vous dire à quel point c’est une œuvre que j’aime, et que je connais. Et puis j’aime Massenet, tout cet univers. Ecouter Werther avec la partition, c’était aussi le plaisir de découvrir toutes les annotations faites par le compositeur, c’était fascinant. Donc au final, le simple fait de chanter cette œuvre, de faire du Massenet, de faire Charlotte, de la faire ici… Pour moi, tout ça, même s’il n’y avait pas eu de pandémie, c’est quelque chose de très important.

Après, la pandémie fait que c’est plus compliqué, que peut-être aussi je suis un peu plus reposée, que j’ai le temps de réfléchir… C’est vrai que ça m’a permis de travailler calmement, sans avoir d’autres obligations, même si j’en ai eues mais à un rythme moins soutenu. On va voir aussi comment le corps réagit : c’est seulement la deuxième production depuis janvier. La question se pose de savoir comment la voix va se comporter sur cet exercice de demi-fond, voire même de marathon. Il va falloir que je me remuscle le gosier, parce que ce n’est pas comme chanter avec un piano.

Vous parlez de votre muscle et de votre travail avec lui. Justement, comment avez-vous préparé ce rôle, et comment définiriez-vous Charlotte ?

Je l’ai préparé comme je prépare tous mes rôles. Ma méthode de travail est le travail avec piano. Je ne chante quasiment jamais sans avoir un pianiste avec moi, parce que c’est quelque chose que ma professeure m’a toujours déconseillée. J’ai gardé cette discipline, car quand on chante sans accompagnement, la voix se fatigue beaucoup plus et n’a pas le souffle de la phrase. Je fais des séances d’une heure, très rarement 1h30, que j’enregistre et que j’écoute ensuite. C’est comme ça que le rôle rentre : en travaillant la partition. En plus, Massenet met énormément d’annotations sur absolument tout ! Du coup, on a vraiment la personnalité du compositeur. On sait où il va et c’était un grand compositeur. Ça me rappelle Verdi qui a aussi beaucoup annoté Falstaff, par exemple. On peut leur faire confiance et quand on fait ce qui est écrit, tout est dit ! Il n’y a rien à ajouter.

« J’ai toujours aimé le rôle de Charlotte, parce que je l’ai toujours trouvée très humaine. »

Quant à Charlotte, et Werther, j’ai toujours eu une attirance pour le sombre, pour la mélancolie, pour la tristesse. Je dois avouer qu’avec l’âge, et les épreuves qui peuvent parfois nous arriver, on se détourne quelquefois de cette ombre et on a davantage envie de lumière. J’ai toujours aimé le rôle de Charlotte, parce que je l’ai toujours trouvée très humaine. Dans l’opéra, Werther l’idéalise. Pourquoi ? Parce que c’est une fille saine, c’est une jeune femme humaine. Elle est pleine de bonté. Je comprends comment elle fonctionne. Je la comprends, je la sens. Pour moi, ce n’est pas quelqu’un sur son piédestal inaccessible. Pas du tout. Elle a une grande humanité, une grande simplicité, et elle a un sens de la maternité et du devoir très élevé. Elle a de grandes valeurs. Et je pense que c’est ça qui attire Werther : elle a ce côté sécuritaire, terrien, elle est rassurante. Après, – c’est ça qui est merveilleux et c’est pour ça qu’elle est attirée par Werther – personne n’est que d’une pâte. Et cette jeune femme-là, elle a tout un univers intérieur fantastique. Elle a des idéaux, elle aime la beauté, elle aime la poésie, elle aime l’art – j’en suis certaine –, et elle retrouve ça avec Werther. Elle a cette connexion spéciale qui rejoint son monde intérieur, sa fantaisie, son imaginaire. C’est ça qui les unit tous les deux. Avec Albert, elle va retrouver comme elle ce côté sécuritaire, ce côté terrien, ce côté rassurant.

Je la vois donc très humaine, parce que personne n’est d’une seule couleur : si quelqu’un était juste d’une couleur ou facette, c’est justement ça qui ne serait pas humain, parce que ce n’est pas vrai. C’est ça que je trouve intéressant. Et d’ailleurs, c’est pour ça que Werther finit au suicide : parce qu’il n’est pas capable de changer de couleur. Mais personne n’est que d’une facette. Werther n’est pas capable de revenir, de se faire une raison. D’ailleurs pour Charlotte c’est terrible, parce que Werther meurt, et elle va vivre avec cette douleur-là. Pour Albert, c’est encore pire, parce qu’elle va idéaliser Werther, il va devenir le fantasme ultime, et Charlotte va encore plus se réfugier dans son monde.

Qu’est-ce qui vous a amené à accepter de participer à cette production ? En plus du fait qu’il s’agisse d’un rôle que vous attendiez, est-ce que par exemple vous connaissez déjà le travail de Bruno Ravella ?

« (…) quand on se lance dans une production, c’est clairement une collaboration, soit avec le chef d’orchestre, soit avec le metteur en scène, parfois les deux en même temps. »

J’en ai toujours entendu parler : j’étais au courant de sa première version à Nancy, parce que je voulais le faire, mais je n’étais pas disponible. Puis je connais bien la magnifique artiste Stéphanie d’Oustrac (pour qui c’était également une prise de rôle), ainsi que le chef d’orchestre Jean-Marie Zeitouni (qui va à nouveau diriger ici). La production a aussi été redonnée à Québec, avec Julie Boulianne, une autre fabuleuse artiste, qui est ma cousine… Donc j’ai toujours eu des nouvelles ! En revanche, je ne l’ai jamais vue, mais j’ai toujours eu de bons commentaires sur cette production. Je vais vous avouer que j’aurais de toutes façons dit oui à Charlotte : j’étais tellement contente de la faire ! Le « bonus », c’est que je sais que cette mise en scène est belle, grâce à mes amis, à des extraits, des images. Et puis, une fois que j’ai su que j’allais la faire, je ne voulais pas la voir : souvent, je ne regarde pas les productions que je vais faire, parce que je ne veux pas d’a priori. Moi, mon boulot, c’est d’apprendre la partition, de l’apprendre comme il faut, de connaître le souhait du compositeur. Je vais arriver en étant moi, en sachant que c’est une belle production, je vais faire ce qu’on me dit de faire… Au final, j’arrive prête musicalement, et ouverte pour le reste. Je pense que tout chanteur doit se mettre ça dans la tête en commençant. Le seul moment où on peut avoir, disons une vision personnelle, c’est quand on fait une version concert ou un récital. Mais quand on se lance dans une production, c’est clairement une collaboration, soit avec le chef d’orchestre, soit avec le metteur en scène, parfois les deux en même temps. Donc je vous le dis, par expérience, il faut arriver prête musicalement, et sourire. Le reste vient de lui-même, parce que les inflexions viennent avec ce que les gens nous disent, ou nous apportent. Je trouve ça intéressant. D’ailleurs, par exemple avec Quickly (Falstaff), que j’ai énormément fait, j’essaie toujours de rester ouverte et d’écouter quand il y a une nouvelle production. Parce que si vous arrivez en disant : « non, non, ce n’est pas du tout comme ça que je la vois », eh bien c’est du Marie-Nicole Lemieux tout le temps, et ce n’est pas intéressant.

Pour cette production, vous revenez donc dans l’Hexagone. Est-ce que chanter en France, et peut-être plus précisément à Montpellier, a pour vous une saveur particulière ?

« J’étais au Québec et j’avais un réel manque de l’Europe, de la France, c’était fou. (…) J’avais l’impression qu’on m’avait amputé d’une moitié de mon âme. »

Oh oui, parce que la France, c’est mon troisième berceau. Mon premier berceau est évidemment le Québec, ensuite vient la Belgique, mais le dernier c’est bien la France : il y a ma naissance au Québec, puis à Bruxelles c’était la reconnaissance au niveau international, mais ma maturité artistique, je l’ai quasiment développée en France, justement auprès de personne comme Valérie Chevalier, Michel Franck (au Théâtre des Champs-Elysées), Didier de Cottignies, Dominique Meyer,… Ils m’ont fait chanter avec des chefs d’orchestre fabuleux, comme Jean-Christophe (Spinosi), Daniele Gatti,… La France, c’est là où je me suis… développée, oui, disons-le. C’est donc toujours important. Et puis j’y ai des amis, ce sont mes âmes sœurs. En Belgique aussi. C’était très difficile, ils m’ont tellement manqué, si vous saviez. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi difficile. J’étais au Québec et j’avais un réel manque de l’Europe, de la France, c’était fou. Ça faisait mal. J’avais l’impression qu’on m’avait amputé d’une moitié de mon âme. Savez-vous ce qui m’a sauvée ? Le Québec. Je parle ici de l’âme artistique que j’avais l’impression d’avoir perdue. Car d'un coté, je me suis retrouvée ménagère à la maison, ma fille était ravie d'avoir sa maman tous les jours et j'ai eu du plaisir à habiter ma notre maison. Mais pour ce qui est des idéaux de beauté, c’est vraiment la nature, c'est le Québec et c’est sa terre qui m'ont sauvée artistiquement. Je me suis rendu compte que j’étais accrochée à cette terre-là. À mon arrivée ici en septaine j’étais très déprimée, puis la seule chose dont j’avais envie, c’était de me promener dans le bois, chez nous. La terre, le bois, le lac, l’odeur, les vieilles forêts, voilà ce qui m’a sauvée. Ça m’émerveille à chaque fois. Et puis l’hiver québécois… Je savais qu’il était fantastique, mais le vivre quand on est bien équipé, c’est fabuleux ! Mais si la terre du Québec m’a sauvée, c’est bien parce que j’avais un manque : je me réveillais et je me disais : « je ne suis pas là-bas », avec une peine terrible… Bon… vous savez maintenant que je vous aime !

Quels sont à présent les projets que vous attendez le plus ?

Holà, vous êtes trop loin là ! Avec la pandémie, je n’ose plus ! C’est celui-ci (Werther) que j’attends le plus ! Après, ce sera Dalila à Orange, que je vais attendre le plus au monde. Voilà, si je peux faire ces deux-là, je serai heureuse. J’ai toujours peur qu’ils annoncent une catastrophe, qu’un variant arrive… c’est pour ça : je n’ose rêver plus que deux semaines à l’avance ! Donc j’espère pouvoir faire cette Charlotte, j’espère pouvoir revenir et faire cette Dalila. Qui plus est avec Roberto (Alagna) qui fera un Samson d’anthologie !

Pour la suite, je suis ambassadrice du festival international du Domaine Forget, qui est un festival de musique absolument fantastique, où Emmanuel Pahud vient enseigner régulièrement… C’est à Charlevoix, une des plus belles régions du Québec. Je devrais donc y faire deux concerts pour terminer mes 10 ans en tant qu’ambassadrice. Donc si je me rends jusqu’au mois d’août comme ça, ça sera déjà énorme. Et après, le reste, eh bien… On va voir. Parce qu’on ne sait pas. Donc platement, j’espère me rendre au mois d’août comme ça.

Après, c’est sûr qu’il y a des choses fantastiques qui s’en viennent : mon agenda sur papier est rempli jusqu’en 2024, vous imaginez ! Je suis choyée. Depuis le concours Reine Elisabeth, j’ai toujours eu minimum deux ans de contrat remplis à l’avance.

Pour finir, quelle est la question que vous détestez qu’on vous pose, celle que vous adorez qu’on vous pose, et enfin celle qu’on ne vous pose jamais, mais que vous aimeriez bien qu’on vous pose ?

Je suis tannée quand on me pose la question : « c’est quoi contre-alto ? » Mais en même temps non : ça reviendrait à dire qu’il y a des mauvaises questions, et je ne pense pas qu’il y ait de mauvaises questions… Il y a de mauvais sous-entendus. Disons que ce que je n’aime pas, c’est quand quelqu’un arrive, qu’il n’est pas préparé, et qu’il pose des questions évidentes. Après, chez moi, on me pose rarement des questions sur l’interprétation, sur la façon dont je vois la musique. C’est vrai quand même qu’au Québec, ça m’énerve quand on me demande : « Comment vous gérez ça, votre carrière avec votre fille ? » C’est insupportable. On me la pose encore, aussi en France, même si c’est très rarement dans un cadre officiel d’une entrevue. Mais au Québec ça arrive énormément.

Et puis qu’est-ce que j’aimerais qu’on me pose comme question… Il y en a déjà pas mal ! Je ne sais pas. Après, c’est vrai qu’on ne me la pose pas souvent, mais j’aime quand on me demande : « Pourquoi chantez-vous ? Pourquoi faîtes-vous ça ? Pourquoi avoir choisi le chant ? »

Eh bien dans ce cas, pourquoi chantez-vous ?

« Quand je fais de la musique classique, je me sens cohérente. »

Par besoin, et parce que j’aime ça. Parce que quand je chante, c’est là où je me sens la plus accomplie, et c’est là où je me sens à ma place. C’est très rare dans la vie de se sentir au bon endroit au bon moment. Et puis pourquoi chanter de la musique classique aussi ? Parce que quand j’ai chanté mon premier récital Schubert, je sentais que ce que je produisais comme son avec mon corps avait du sens. Quand je fais de la musique classique, je me sens cohérente. Je me sens à ma place, et je sens que je fais du bien. J’ai fait beaucoup de populaire avant, mais ça ne me nourrissait pas autant. Je sentais que je faisais ça pour les autres et pas pour moi. Quand je fais de la musique classique, je fais du bien aux autres, mais ça me nourrit aussi. C’est pour ça que je fais du classique : pour me nourrir en nourrissant les autres. En chantant des grands compositeurs, je suis déjà comblée.

Donc à l’idée de faire Charlotte… Je suis terrorisée de retourner sur scène devant le public. La peur est plus forte que mon envie de partager, c’est terrible. Pendant un an, je n’ai pas eu de public, et j’ai peur de décevoir, j’ai peur de l’accueil aussi. C’est peut-être aussi mon ego qui est terrorisé. Donc j’essaie de ne pas trop penser à ça. C’est pour ça que là, je me concentre sur le fait d’être contente de chanter. Point. Et puis si ça se passe bien, tant mieux !

Propos recueillis par Elodie Martinez le 28 avril 2021

© Genevieve Lesieur

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