Otello, « rôle des rôles » de Francesco Tamagno à Jonas Kaufmann

Xl_otello-tamagno-kaufmann © OOL

Traditionnellement considéré comme le « rôle des rôles » pour un ténor, Otello est le personnage de tous les contrastes : il est à la fois ce grand chef de guerre victorieux des Turcs pour le compte de la République de Venise, mais il est aussi ce « Maure », ancien esclave et étranger à la Sérénissime où il peine à trouver sa place ; il est à la fois l’amant passionné de la sublime Desdemone et ce personnage capable des pires cruautés envers celle qu’il aime, dévoré par le doute puis consumé par la haine et la jalousie suite aux manipulations et aux complots ourdis par le fourbe Iago, jusqu’à devenir le meurtrier de son amante et se donner la mort, terrassé.
Otello s’impose comme le rôle de toutes les ambiguïtés, obligeant ses interprètes à déployer un large éventail d’expressions, « de la colère au calme terrible de l’ironie » selon les termes de Verdi, et qui nécessitent une palette vocale à l’avenant – en faisant un rôle généralement confié à des ténors dramatiques capables de restituer les tourments et les interrogations du personnage. Au regard de ces exigences à la fois vocales et théâtrales, Otello est un rôle parfois redouté par les ténors et souvent difficile à distribuer. Quelques-uns ont néanmoins marqué l’histoire de ce personnage emblématique de l’opéra, depuis Francesco Tamagno qui créa le rôle à la Scala de Milan le 5 février 1887 (aux côtés du baryton Victor Maurel et de la soprano Romilda Pantaleoni dans les rôles respectifs de Iago et de Desdemone, l’un et l’autre réputés pour leur talent de chanteurs mais aussi de comédiens), et jusqu’à aujourd’hui alors que Jonas Kaufmann (que d’aucuns considèrent comme l’un des plus grands ténors de sa génération tant par le chant que l’interprétation scénique) fera l’événement en l’interprétant pour la première fois sur scène à partir du 21 juin prochain, à la Royal Opera House de Londres.


Francesco Tamagno

Les ambiguïtés d’Otello sont évidemment au cœur du livret du jeune Arrigo Boito et lorsque Giuseppe Verdi entame la composition de son vingt-septième opéra à plus de 70 ans, il a déjà en tête la « voix idéale » du rôle-titre, celle de Francesco Tamagno qui fait alors les hautes heures de la Scala et de l’opéra italien. D’après l’historien John Potter dans son ouvrage Tenor: History of a Voice (2009, Yale University Press), « le rôle-titre est l’une des partitions les plus exigeantes jamais écrites pour un ténor et a été composée spécifiquement pour les talents et la personnalité uniques de Tamagno » : une « imposante présence physique », alliée « tantôt à une douceur lyrique, tantôt à une voix de stentor pour les déclamations », dans un registre large allant du baryton moyen à des registres plus élevés.
Pour autant, lors de la composition d’Otello, Verdi doute : ce n’est que grâce à la détermination de Giulio Ricordi que le compositeur a accepté de sortir de sa retraite pour composer un nouvel opéra et se confronter de nouveau au public après avoir connu les plus grands succès populaires. Il s’interroge, notamment sur la capacité de Francesco Tamagno à interpréter toutes les facettes du rôle-titre (qui nécessite aussi une certaine douceur), et se réserve donc le droit d’annuler la première jusqu’à la dernière minute. Au soir de la première, Verdi connait un triomphe mémorable à la Scala de Milan et Francesco Tamagno entamera une immense carrière internationale pour interpréter Otello sur toutes les plus grandes scènes lyriques – à la Scala, évidemment, mais aussi au Lyceum Theatre de Londres (1889) puis à Covent Garden (1895), au Metropolitan de New York (1894), au Théâtre Mariinsky de Saint Pétersbourg (1896), à l’Opéra de Monte Carlo et à l’Opéra de Paris (1897) ou encore en Amérique de sud...

À sa suite, plusieurs autres grands ténors marqueront le rôle – Jean de Reszke à Covent Garden ou au Met ; Francesco Merli qui sera longtemps identifié au rôle dans les années 30 notamment à la Scala, et Giovanni Martinelli, à qui le public londonien réservera de très longues ovations pour son interprétation du rôle, et qui resteront l’un et l’autre dans les mémoires pour leur fidélité à la partition originale ; mais aussi Ramon Vinay dans les années 40 qui sera Otello plus de 250 fois sur toutes les plus grandes scènes du monde, rivalisant avec l’inusable Mario Del Monaco qui revendiquait 427 interprétations du rôle dans les années 50.


Placido Domingo

La seconde moitié du XXème siècle verra la consécration d’Otellos plus modernes, laissant davantage de place aux tourments du personnage, emmenés notamment par Jon Vickers. Le ténor canadien fera un Otello inoubliable, autant grâce à sa personnalité qu’à une carrure de colosse associée à une voix à la fois puissante et capable des plus grandes nuances, en plus d’une incroyable théâtralité – une interprétation légendaire ayant fait l’objet de plusieurs enregistrements de référence, notamment avec Herbert von Karajan en studio ou James Levine, au Met dans la mise en scène de Franco Zeffirelli, avec Renata Scotto. À partir de 1975, Placido Domingo imposera un Otello tout en fragilité (après avoir déjà interprété le rôle du jeune Cassio face à l’Otello de Mario del Monaco dans les années 60), en faisant un personnage complexe entre noblesse et fureur, porté par une voix de velours, une musicalité et un charme indéniables, mais aussi par les talents d’acteur du ténor – qui feront dire à Laurence Olivier (réputé pour ses rôles shakespeariens au théâtre) que Placido Domingo « interprète Othello aussi bien que je l’interprète moi-même, mais lui en plus, a une voix ». On en conserve la trace dans le film éponyme de Franco Zeffirelli, dans lequel le ténor endosse le rôle-titre avec Katia Ricciarelli et Justino Díaz.

Aujourd’hui plus que jamais, Otello est un personnage d’opéra mais aussi de théâtre qui nécessite une interprétation complète et absolu. Et pour prendre la suite de cet héritage d’envergure, Jonas Kaufmann annonçait en 2015 son intention d’ajouter le rôle à son répertoire (il chantait déjà Cassio depuis 2001), pour finalement interpréter le rôle-titre d’Otello pour la première fois sur scène à partir de ce mercredi 21 juin prochain à la Royal Opera House de Londres (en alternance avec Gregory Kunde), dans le cadre d’une nouvelle production mise en scène par Keith Warner – qui se veut très fidèle à l’esprit de l’œuvre, qualifiée de « coproduction Shakespeare / Verdi / Boito ».


Otello, Royal Opera House 2017


Jonas Kaufmann, répétitions d'Otello, Royal Opera House 2017

Le metteur en scène inscrit ainsi la production dans la droite ligne de l’ambiguïté du personnage voulue par Verdi. Keith Warner fait d’Otello un devsirme, un Vénitien envoyé enfant chez les Ottomans afin d’y être éduqué – la mise en scène l’illustre dès le premier acte au travers de ces enfants prêts à embarquer pour l’empire Ottoman, faisant ainsi écho à la destinée d’Otello, alors qu’il rentre lui-même à Venise. Le personnage est donc tiraillé entre deux cultures, entre ses origines et son éducation, et déjà en proie au doute quant à sa place dans la société.
Le metteur en scène imagine par ailleurs une scénographie très conceptuelle, dans un décor noir et blanc, articulée autour de gigantesques « boîtes noires » imbriquées les unes dans les autres et symbolisant l’esprit des protagonistes : selon le metteur en scène, la succession de « boîtes » forme le tunnel de la destinée inéluctable d’Otello alors que l’intégralité de son monde et de ses certitudes s’effondre progressivement, pan par pan, jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.

Et pour restituer cette vision du personnage, le rôle est donc confié à Jonas Kaufmann. Selon le ténor allemand, le rôle lui a déjà été proposé un nombre incalculable de fois, notamment parce qu’il lui correspond, vocalement mais aussi parce qu’on le sait très sensible à l’importance du jeu d’acteur à l’opéra. Pour le ténor, Otello est un rôle « très important » mais il l’avait jusqu’à présent toujours refusé, conscient que « pour l’aborder, vous avez besoin d’une énorme expérience... Ce n’est pas tant dû à sa dimension technique pour l’interpréter vocalement, mais plutôt lié au risque de se perdre soi-même dans la folie du personnage et de repousser les limites au-delà desquelles votre voix pourrait en pâtir ». Après une longue « maturation », il indique néanmoins avoir « finalement réalisé que si je ne le faisais pas maintenant, alors quand le ferai-je ? » Ce sera donc à la Royal Opera House, un lieu où il dit se sentir « comme chez (lui) », où « l’acoustique est bonne, sans que ce soit trop grand, tout en ayant une certaine envergure ».

Pour Jonas Kaufmann, pour interpréter Otello, il est néanmoins « nécessaire d’embrasser pleinement le personnage, de s’y investir totalement pour le rendre crédible », avec toute sa palette d’émotions, « comme un soldat sur le champ de bataille », avec « sa force et sa fragilité ». Et l’opéra de Verdi s’y prête : « Otello est le parfait opéra verdien : il débute, le rideau se lève et vous êtes derechef en plein dedans », puisque l'oeuvre s’ouvre sur une tempête orchestrale et chorale étourdissante, de sorte que l’action débute immédiatement. Le ténor allemand poursuit sur la dimension théâtrale de l’œuvre : « De nombreux comédiens sont très jaloux des chanteurs d’opéra quand ils interprètent Otello, parce que nous sommes portés par cet élan d’émotion. Vous n’avez pas à partir de zéro. Quand vous arrivez, le public est déjà captivé – vous avez juste à entrer en scène et récolter les fruits de la musique ».
À la Royal Opera House, la musique de cette nouvelle production est confiée à la baguette d’Antonio Pappano et là encore, Jonas Kaufmann entendait réaliser ce projet avec le chef attitré de la maison londonienne : « Je voulais interpréter ce premier Otello avec lui... S’il ne venait pas chez moi pour l’occasion, à Munich, c’était à moi de venir à Londres ».

Jonas Kaufmann sera donc Otello à la Royal Opera House du 21 juin au 6 juillet, aux côtés de Maria Agresta en Desdemone et de Marco Vratogna en Iago (en lieu et place de Ludovic Tézier initialement engagé). La production doit faire l’objet d’une captation vidéo en vue d’une retransmission au cinéma le 28 juin. 

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