Luisa Miller, une tragédie intime

Xl_luisa-miller © DR

Ce 26 novembre, l’Opéra de Liège donne Luisa Miller de Verdi, accueillant Gregory Kunde qui fait ses débuts dans l’établissement wallon, et surtout Patrizia Ciofi dans le rôle-titre, qui l’interprète pour la première fois.
Cette enthousiasmante prise de rôle nous offre le parfait alibi pour revenir plus avant sur
Luisa Miller, opéra emblématique de l’œuvre de Verdi et pourtant sans doute moins connu que les créations phares du compositeur. Marqué à la fois par un contexte politique très prégnant dans l’Italie d’alors, mais aussi par la vie personnelle heurtée du compositeur, Luisa Miller apparait comme une œuvre qui tranche avec les fresques grandioses auxquelles le public verdien était habitué jusqu’alors, pour mieux laisser place à une oeuvre mélancolique teintée d’amertume. Forte à la fois d’une envergure sociale et d’une dimension toute personnelle, Luisa Miller s’impose ainsi comme une tragédie intime qui préfigure les compositions à venir de Verdi.

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Quelle meilleure description donner de Luisa Miller que celle qui se dessine dans une lettre adressée par Verdi à son librettiste, Salvatore Cammarano ? Le maestro y exprime le souhait de répondre à la commande du Teatro San Carlo de Naples en composant un ouvrage dominé par « des caractères bien dessinés, de la passion, du mouvement ».
Le choix de Verdi se porte sur une pièce de Schiller dont l’intrigue répond à ses aspirations artistiques tout en faisant écho aux changements qui viennent d’intervenir dans sa vie personnelle. Récemment installé dans sa ville natale de Busseto, le compositeur écrit son quatorzième ouvrage dans le contexte né des luttes engagées contre l’occupant autrichien. Verdi commence une nouvelle vie entourée d’un parfum de scandale dans la petite société provinciale qui rejette sa compagne, Giuseppina Streponni. Le combat contre un ordre social et politique hostile passe du réel à l’imaginaire pour donner naissance à une tragédie intime située au cœur d’un paisible village tyrolien, comme un écho de la vie du Busseto retrouvé. En participant activement à l’élaboration du livret, Verdi cherche à privilégier les situations conflictuelles propres à exacerber les passions individuelles dans un cadre intime. Après les années dites « de galère » durant lesquelles le maestro a dû travailler sans relâche, une nouvelle période semble s’annoncer. S’éloignant de l’atmosphère grandiose et passionnée du style « risorgimental » dans lequel les personnages apparaissent comme les porte-paroles d’un groupe ou d’une nation, Verdi expérimente les ressources dramatiques et expressives de la sphère intime qui le conduiront vers la future trilogie : Rigoletto, Le Trouvère et La Traviata.   

Une tragédie au cœur d’un village tyrolien

Au XVIIème siècle, dans un village du Tyrol, Luisa, fille du vieux soldat Miller, et Rodolfo, fils du comte Walter, s’aiment d’un amour impossible. Le comte règne avec dureté sur la région et il entend bien marier son fils selon sa volonté. Mais Rodolfo fait le serment d’épouser Luisa et menace son père de révéler qu’il a assassiné son propre cousin pour usurper ses titres et son pouvoir. Luisa devra consentir au sacrifice de son amour pour sauver son père tandis que le malheureux Rodolfo n’aura d’autre choix que de la rejoindre dans la mort où il l’aura lui-même précipitée.
Voici les éléments essentiels que Verdi et son librettiste ont gardés de la pièce très politique écrite par Friedrich von Schiller cinq ans avant la Révolution française. L’ouvrage du dramaturge allemand, Kabale und Liebe (1784) (Intrigue et Amour) était sous-titré « tragédie bourgeoise ». Si Verdi choisit d’y puiser son inspiration c’est d’abord parce que la pièce présente toutes les caractéristiques du mouvement pré-romantique – appelé « Sturm und Drang » en référence à une pièce de Maximilian Klinger, Tempête et Passion (1784).
La puissance des sentiments et l’exaltation des aspirations individuelles offrent au compositeur les perspectives qu’il veut désormais explorer. Le théâtre de Schiller (1759-1805) a tout pour enthousiasmer Verdi parce qu’il offre une galerie de fortes individualités déterminées à lutter contre toute forme de tyrannie qu’elle soit politique, sociale ou familiale. La figure du père incarne le plus souvent ce pouvoir aveugle et despotique qui détermine le héros ou l’héroïne à choisir la révolte. De Kabale und Liebe Verdi retient justement l’impossible réconciliation entre les générations dont l’affrontement débouche sur la mort injuste des innocents. L’intransigeance des deux pères dans Luisa Miller conduira inéluctablement à la mort de leur enfant. L’essentiel des thèmes exploités par Schiller irrigue tout l’univers de Verdi dont trois autres opéras, Giovanna d’Arco (1845), I Masnadieri (1847) et Don Carlos (1867), sont des  adaptations de pièces du dramaturge allemand.

On a souvent souligné que le livret de Cammarano apparaissait très réducteur par rapport à la richesse des personnages et des situations du drame de Schiller dans lequel le clivage social constitue une loi intangible et implacable. Les héros schillériens sont victimes de la société qui s’oppose définitivement à leur amour. Chez Verdi, Luisa et Rodolfo sont séparés par leur différence sociale mais ils sont surtout victimes d’une machination ourdie par un personnage jaloux et sans scrupule, l’intendant Wurm. Durant l’année de la composition, 1849, le musicien et son librettiste échangent lettre sur lettre, animés par un vif désir de collaboration. Leur correspondance marque les étapes de la composition de Luisa Miller pour laquelle ils conservent en priorité les éléments dont la traduction musicale offrira la plus grande force dramatique. Leur travail s’inscrit dans une tradition lyrique bien connu de leur public d’alors, celle de l’ « opera semiseria », appelé encore « pièce à sauvetage », dans laquelle un innocent est victime des machinations d’un personnage foncièrement méchant. Mais la fin heureuse des « pièces à sauvetage » sera ici abandonnée au profit d’une fin tragique qui fait basculer Luisa Miller dans le « melodramma tragico ».

Une vie nouvelle

Des événements de la vie personnelle de Verdi peuvent se deviner dans les circonstances affrontées par les protagonistes de Luisa Miller qui transpose l’action de l’œuvre originale Kabale und Liebe dans l’atmosphère d’un village tyrolien de la première moitié du XVIIème siècle, reflet du village natal du compositeur et écho lointain d’opéras « montagnards » et bel cantistes comme La Somnambule ( 1831) de Bellini et Linda di Chamounix  (1842) de Donizetti.

Sept années se sont écoulées depuis l’éclatant triomphe de Nabucco en 1842. Sept années de travail intensif pour répondre aux sollicitations des théâtres qui réclament tous du Verdi ! Sept années de succès entrecoupés de défaites qui ont conduit à la maturité. Pour son quatorzième opéra, Verdi abandonne l’atmosphère grandiose et héroïque de ses précédents ouvrages aux résonnances patriotiques. Pourtant en 1848, un an avant Luisa Miller, Verdi écrivait à son librettiste et ami Francesco Maria Piave : 

« Tu me parles de musique !! Mais que te passe-t-il par la tête ?...Tu crois que je voudrais m’occuper de notes, de sons, en ce moment ?...Il n’y a et il ne doit y avoir qu’une seule musique agréable aux oreilles des Italiens de 1848 : la musique du canon !...Bravo à toi, mon cher Piave, bravo à vous tous, habitants de Venise, rejetez tout intérêt de clocher, donnons-nous une main fraternelle et l’Italie deviendra la première nation du monde ! ».

La Bataille de Legnano créée en janvier 1849 est le parfait reflet de cette atmosphère politique surchauffée. D’ailleurs, au moment des serments des soldats de la Ligue proclamant « Vive l’Italie ! Un pacte sacré unit tous vos fils », la salle s’embrase aux cris de « Viva Verdi ! ».

Luisa Miller va correspondre à un tournant dans la vie affective du compositeur. C’est la première œuvre qu’il compose dans la ville de son enfance où il a décidé de se réinstaller. Il voit s’effondrer les espoirs d’une Italie unie et républicaine. Après la fièvre née du sentiment enivrant de participer à l’Histoire dans cette Italie qui cherche à se délivrer de l’occupant autrichien, Verdi va prendre du temps pour se consacrer à son installation à Busseto avec Giuseppina Strepponi. La cantatrice partage sa vie sans être sa femme légitime ce qui scandalise la bonne société de Busseto où il a vécu autrefois avec sa première épouse, trop tôt emportée par la maladie. Il acquiert un des palais de la petite ville, le palais Orlandi qui devient leur refuge en attendant que des travaux aient rendu habitable la villa de Sant’Agata dans laquelle il projette de s’installer durablement, à l’abri des médisances et des reproches de son village natal.

Une esthétique nouvelle

Dans l’étude qu’il consacre dès 1859 à l’œuvre de Verdi, son premier commentateur Abraham Basevi, considère déjà Luisa Miller comme un tournant significatif : « Le grandiose y est réduit, voire totalement supprimé, et chaque personnage ne représente que lui-même ». Désormaisle maestro a choisi de creuser l’intériorité de ses personnages et d’adapter son écriture musicale à cette nouvelle exigence. Ce qui va quelque peu désorienter son public qui ne retrouve pas l’esprit verdien dans cette mélancolie teintée d’amertume et cette douleur intime qui éloignent Luisa Miller des grandes fresques comme Nabucco. Néanmoins les Napolitains finiront par s’enthousiasmer pour cette œuvre qui va connaître un grand nombre de reprises en Italie et dans toute l’Europe. Même si  Luisa Miller n’a pas connu le succès des grands chefs-d’œuvre verdiens, elle a réussi à se maintenir durablement au répertoire.

Deux ans avant Rigoletto, Verdi met en place des éléments qui annoncent la grande trilogie, Rigoletto (1851), Le Trouvère (1853) et La Traviata (1853). On note déjà l’intensité de la déclamation mélodique, l’invention thématique et le raffinement de la couleur orchestrale. Dans Luisa Miller, la structure dramatique recentrée sur des conflits personnels est continûment portée par les interventions de l’orchestre. On y trouve en germe le principe du drame musical continu qui réalisera son apogée avec  Otello (1887).

Le personnage-titre annonce à bien des égards le profil contrasté de Violetta, la future héroïne de La Traviata. Verdi subordonne  son écriture musicale aux exigencesdu réalisme psychologique de ses personnages. Luisa apparaît d’abord comme une héroïne fragile et innocente, préfigurant aussi en cela la Gilda de Rigoletto. Mais elle se révèle tout autre dès le deuxième acte. Confrontée au perfide Wurm qui veut l’entraîner dans un piège fatal en lui faisant rédiger une lettre compromettante, Luisa quitte son registre de soprano léger pour gagner en accents pathétiques. Cette scène préfigure celle qui voit le père d’Alfredo imposer le renoncement à Violetta dans La Traviata.  Au fil des trois actes, le rôle-titre connaît une évolution très comparable à celle de Violetta, passant du brio donizettien à la puissance du « lirico spinto ». Cette évolution du chant doit suivre parfaitement l’évolution dramatique qui part de l’atmosphère relativement légère d’un « opera semiseria » pour finir dans l’implacable rigueur d’une tragédie. Au terme de ce parcours Luisa aura quitté ses rêves de jeune fille rêveuse et abordé l’âge adulte au prix de la souffrance et du sacrifice. Comme Violetta, elle finit par se soumettre aux exigences du devoir, en renonçant à son amour et en compromettant son honneur. Elle aussi gardera son secret au prix de sa vie et ne sera « réhabilitée » par son amant que lorsqu’il sera déjà trop tard.

En abordant cette « deuxième manière » dont parle Basevi, Verdi abandonne le « grandiose et le passionné » dans l’intrigue, mais certainement pas dans sa musique. Car si l’on a pu penser que Luisa Miller n’était qu’un mélodrame sans grandeur, pâle reflet de la pièce de Schiller, c’était sans compter sur la richesse et la beauté d’une partition qui parvient si bien à décupler la  puissance et la profonde humanité des protagonistes d’une authentique tragédie intime.

Catherine Duault

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