Les Noces de Figaro ou la modernité avant l’heure

Xl_apl-cdfigaro15 © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Mozart est indissociable du Festival de Salzbourg et depuis 2013, la manifestation autrichienne confie la mise en scène du triptyque Mozart / Da Ponte à Sven-Eric Bechtolf. Après Don Giovanni l’année dernière et Così fan tutte l’année précédente, le Festival conclue donc la trilogie avec une nouvelle production des Noces de Figaro, avec notamment Luca Pisaroni et Anett Fritsch.
En attendant la première ce soir, nous revenons sur l'histoire d'une œuvre aussi riche que virtuose, à l'allégresse aussi contagieuse que porteuse d'une dimension politique subversive pour l'époque.

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L’opéra de Mozart,  Les Noces de Figaro (Le Nozze di Figaro), est créé à Vienne le 1er mai 1786, soit deux ans presque jour pour jour après la première de la pièce de Pierre Caron de Beaumarchais intitulée, La Folle journée ou Le Mariage de Figaro. Peu nombreux sont les exemples d’une  telle parenté entre deux chef-d’œuvre que tout semble unir comme des frères jumeaux : les deux ouvrages ont en commun la même intrigue menée à un rythme endiablé avec la même volonté de dénoncer les abus d’un système politique qui commence à vaciller sur ses fondements. Un message subversif et une contagieuse allégresse irriguent ces deux comédies pleines d’esprit dont la richesse et la perfection constituent une étape essentielle dans l’évolution de leurs auteurs. Cependant, plus d’une modification était nécessaire pour adapter à la scène lyrique la pièce de Beaumarchais dont la renommée, faite de curiosité et de scandale, avait parcouru toute l’Europe. A la qualité du livret rédigé par le très habile Da Ponte, répond une musique qui semble amplifier la portée de la pièce de Beaumarchais. Sans chercher à décider lequel des deux ouvrages est le plus percutant, reconnaissons qu’en réalisant une adéquation parfaite entre texte et musique, Mozart fait émerger l’idée d’un théâtre total dont les personnages trouvent un écho dans la sensibilité de chaque spectateur, aujourd’hui comme hier. Ainsi que le disait si justement le grand metteur en scène Giorgio Strehler : « Le génie de Mozart a porté le texte dans une vibration qui dépasse l’histoire ». C’est sans doute pourquoi l’opéra est un des plus donnés dans le monde, si bien qu’il éclipse quelque peu la pièce de Beaumarchais dans la faveur du public.

Le Mariage de Figaro et Les Noces de Figaro

L’abondante correspondance de Mozart, habituellement si précieuse quand il s’agit d’éclairer les circonstances de composition de ses œuvres, fait défaut concernant la période d’écriture des Noces car les lettres que le jeune musicien adresse alors à son père Léopold ont malheureusement été perdues. Ce sont donc les Mémoires de Lorenzo Da Ponte (1749-1838), le librettiste,  rédigées une vingtaine d’années plus tard, qui nous apportent quelques éléments. Les Noces de Figaro sont le premier des trois ouvrages écrits par les deux hommes. Suivront Don Giovanni en 1787, et Cosi fan tutte en1790. C’est Mozart lui-même qui a eu l’idée de mettre en musique la pièce de Beaumarchais. Celle-ci présentait plus d’un avantage : son intrigue se rattachait à l’univers de la « commedia dell’arte » où abondent rebondissements, jeux de scène et déguisements pour atteindre la plus grande efficacité scénique. Les personnages illustraient différentes conditions sociales dont la confrontation pouvait captiver un large public. Enfin, le moteur principal de l’intrigue était l’amour dans la déclinaison complète de ces multiples manifestations à travers les différents âges de la vie. Restait un obstacle de taille. La pièce de Beaumarchais, achevée en 1778, avait été interdite en France pendant plusieurs années en raison de son caractère pré-révolutionnaire. Prenant connaissance de l’œuvre, Louis XVI aurait dit : « C’est détestable, cela ne sera jamais joué : il faudrait détruire la Bastille pour que cette pièce ne fît pas une inconséquence dangereuse ». Mettre en scène un valet qui se dresse contre les excès d’autorité de son maître n’allait pas non plus de soi à Vienne, chez le frère de Marie-Antoinette, l’empereur Joseph II. Il avait lui aussi interdit de jouer en public ce trop sulfureux ouvrage. Ce qui empêcha  Emmanuel Schikaneder de monter la pièce en allemand dans son théâtre viennois de la Porte de Carinthie comme il en avait fait le projet. On sait quels liens d’amitié unissaient Mozart à cet homme de théâtre qu’il avait rencontré durant ses années passées à Salzbourg. C’est d’ailleurs sur un livret écrit par Schikaneder que le musicien composera La Flûte Enchantée en 1791.

Lorenzo Da Ponte s’attribue le mérite d’avoir pu contourner la censure. Il obtient l’autorisation officielle d’adapter la pièce à condition d’en éliminer toute dimension contestataire. Joseph II se laisse convaincre par la promesse de voir disparaître les passages les plus subversifs dans un nouveau texte versifié en italien dont la mise en musique semble devoir considérablement atténuer la dimension politique. La comédie française est transformée en opéra italien en un temps record sans qu’il soit possible de déterminer la part respective de chacun : Da Ponte et Mozart ont travaillé en étroite collaboration. Commencées en octobre 1785, Les Noces sont achevées le 29 avril 1786. « Je me suis mis à l’ouvrage et au fur et à mesure que j’écrivais les paroles, il en faisait la musique », nous dit Da Ponte dans ses Mémoires. « En six semaines, tout était terminé ».

Les répétitions commencent avec autant de rapidité et de brio que la « sinfonia » qui sert d’ouverture à l’ouvrage. Dans ses Réminiscences (1826), le ténor irlandais Michael Kelly (1762-1826) qui, à la création  tient les rôles de  Don Basilio et de Don Curzio, le maître de musique et le juge, livre un témoignage aussi émouvant qu’éclairant : « Jamais à l’opéra il n’y eut de distribution plus brillante (…). Tous les interprètes de la première bénéficièrent des indications du compositeur, qui transfusa dans leur esprit sa pensée inspirée ». Lors de la première audition avec orchestre de l’air de Figaro, à la fin de l’Acte 1, « Non più andrai, farfallone amoroso », chacunlaisse éclater son enthousiasme : « Mozart était sur la scène avec sa pelisse cramoisie et son chapeau à galons d’or et donnait la mesure à l’orchestre. L’air de Figaro fut chanté avec une animation et une force de voix des plus grandes. J’étais tout à côté de Mozart qui répétaitsotto voce’ «  Bravo ! Bravo Benucci ! »,  et quand Benucci arriva au beau passage  « Cherubino alla victoria, alla gloria militar ! » (…), l’effet fut comme de l’électricité, aussi bien sur les acteurs en scène que sur les musiciens de l’orchestre, qui, comme agités d’un sentiment de ravissement, s’écrièrent ’Bravo ! Bravo Maestro ! Viva, viva, grande Mozart ! ».   

« Quant à la musique, autant que je puis en juger, elle me semble un chef-d’œuvre »

Lorenzo Da Ponte a longuement détaillé son travail d’adaptation dans la préface du livret : « (…) Ayant transformé cette comédie en opéra, j’en ai retranché des scènes entières, j’en ai abrégé d’autres, et je me suis appliqué surtout à faire disparaître tout ce qui pouvait choquer les convenances et le bon goût ; en un mot, j’en ai fait une œuvre digne d’un théâtre que sa majesté honore de sa protection. Quant à la musique, autant que je puis en juger, elle me semble un chef-d’œuvre ».

Le librettiste réduit le nombre de personnages qui passent de seize à onze ; il resserre l’action en quatre actes au lieu de cinq en privilégiant tout ce qui peut répondre aux contraintes particulières d’un ouvrage lyrique comme la nécessité de satisfaire les solistes appelés à déployer leur talent dans différents airs. Il en est ainsi pour les deux airs de la Comtesse qui permettent à Mozart d’approfondir comme il l’entend la psychologie de son personnage. La cavatine « Porgi amor » (Acte 2, scène 1) déploie une rêverie pleine de douceur et de noblesse. « Dove sono »  (Acte  3, scène 8) vient compléter ce portrait d’une femme qui ne s’abandonne à l’évocation mélancolique du passé que pour mieux se tourner vers l’avenir, avec résolution. Toutes ces nuances, fragiles comme des miroitements, donnent une profondeur humaine exceptionnelle aux personnages dépeints dans le mouvement même de leur évolution. « Le musicien, dominé par sa sensibilité, a changé en véritables passions les goûts assez légers qui, dans Beaumarchais, amusent les aimables habitants du château d’Aguas-Frescas » note fort justement Stendhal dans ses Vies de Haydn, Mozart, Métastase (1815). Chez Mozart chaque personnage prend un poids de gravité qu’il n’avait pas dans la pièce initiale. Les airs dans lesquels ils se cherchent eux-mêmes avec inquiétude ou confiance les aident à parcourir un chemin qui est celui de la maturité conquise au terme d’un véritable « apprentissage ».

Le personnage de Chérubin, rôle travesti chanté par une femme, éclaire particulièrement bien le travail accompli par Mozart. Chérubin est déjà présent dans la pièce de Beaumarchais : « Le page est ‘indiqué’ dans la pièce française ; son âme entière est ‘développée’ dans ses deux airs », souligne avec finesse Stendhal.On a l’impression que, d’une esquisse, Mozart fait naître en deux airs seulement un personnage complet dans lequel certains ont cru déceler une préfiguration du libertin que sera Don Giovanni. Le portrait de Chérubin que fait Beaumarchais dans la préface de sonMariage de Figaro prend musicalement vie à partir d’une intuition exceptionnelle, toujours en éveil chez Mozart. Face aux censeurs, Beaumarchais défend ainsi son Chérubin : « Est-ce mon page, enfin, qui vous scandalise ? (…) Un enfant de treize ans, aux premiers battements du cœur, cherchant tout s’en rien démêler, idolâtre, ainsi qu’on l’est à cet âge heureux, d’un objet céleste pour lui dont le hasard fit sa marraine (…) ? Aimé de tout le monde au château ; vif, espiègle et brûlant (…) Par son agitation extrême, il dérange dix fois sans le vouloir les coupables projets du comte ». Tous les frémissements d’un  jeune cœur battant follement aux rythmes désordonnés de ses fugitifs emballements se retrouvent dans le premier air de Cherubin,  « Non so più » (Acte 1, scène 5). Arrêts, accélérations et final précipité, traduisent les hésitations et les élans de ce jeune page dont la grâce a quelque chose de magique. Dans le second air, « Voi che sapete », le « Cherubino d’amore » a déjà tiré un enseignement des récents événements qui l’ont précipité vers une future carrière militaire, loin des douceurs amoureuses de la vie de château. Il a appris à canaliser son discours trop spontané dans la forme séduisante d’une romance composée pour son inaccessible marraine, la Comtesse. En cela, le deuxième air de Cherubin apparaît comme une sorte de mise en abyme : citation de romance enchâssée dans l’opéra. Cherubin commence à quitter l’enfance en passant du discours désordonné au discours galant, accompagné à la guitare par Suzanne dans une mise en scène à l’intérieur de la mise en scène.

La force des Noces de Figaro est d’avoir pris comme sujet essentiel l’âme humaine et sa complexité. Les secrets et l’ambiguïté du sentiment amoureux semblent y trouver leur expression musicale la plus achevée à travers une intrigue parfaite et des personnages nuancés qui représentent les différents âges de la vie. Mozart utilise toutes les nuances de la voix et de l’orchestre pour traduire ce que la parole seule  peine à faire entendre. L’art de Mozart repose sur une caractérisation musicale et dramatique qui transcende les codes  traditionnels de l’ « opera buffa » dont on retrouve le rythme enlevé et l’action bien menée. Ainsi, Suzanne s’éloigne du stéréotype de la soubrette rusée et vaguement entremetteuse pour devenir un moteur essentiel de l’action, se montrant beaucoup plus fine que Figaro… Personnage le plus présent en scène, elle se voit confier deux airs importants et elle chante dans chacun des six duos et des deux trios. Elle est devenue malicieuse et clairvoyante, amoureuse et presque l’égale de la comtesse dont elle partage réellement la complicité. Dans le duetto de la lettre dictée par la comtesse, la voix de Suzanne s’entremêle à celle de sa maîtresse, abolissant leur différence sociale pour le temps d’une habile machination. Elle finira même par prendre sa place, dissimulée sous un déguisement, dans le finale du quatrième acte où elle chantera avec une passion infinie son désir pour celui à qui elle a donné rendez-vous. Figaro se laissera prendre à la divine sensualité de ce chant qu’il croit destiné au comte, alors que Suzanne sait bien qu’elle s’adresse à son trop soupçonneux futur mari.

« C’est le cœur qui ennoblit l’homme »

On a longuement commenté la dimension politique des Noces de Figaro. Mais faut-il absolument décider lequel, de Beaumarchais ou de  Mozart, est allé le plus loin dans la remise en cause de l’ordre social ? Plus d’un exemple nous montre que la musique a des ressources qui lui permettent d’aller aussi loin dans l’ironie et la satire que les discours les plus percutants. Ainsi quand Suzanne sort du cabinet où elle a pris la place de Chérubin, (Acte 2, scène 9) elle désamorce la fureur du comte, stupéfait de la voir apparaître, en chantant sur un rythme de menuet qui rappelle le célèbre « Se vuol ballare » de Figaro au premier acte (scène 3). Suzanne et Figaro narguent le comte en empruntant le rythme d’une danse qui est par excellence celle de l’aristocratie, le menuet. Figaro charge de menaces à peine voilées cette aimable danse : « S’il veut danser Monsieur le petit Comte, De la guitare Je lui jouerai. S’il veut venir A mon école La cabriole lui apprendrai ». Au début du second acte (scène 2) le « Se vuol ballare » revient sur les lèvres de Figaro avec la même force menaçante et ironique quand  la comtesse s’inquiète du succès de son plan destiné à détourner le comte de la camériste. Pas de revendication égalitaire mais une volonté de mettre en scène des femmes et des hommes qui s’accordent sur l’importance de partager des sentiments susceptibles de les ennoblir. D’où cette harmonie quasi religieuse sur laquelle se referme l’ouvrage avec le septuor, « Ah, tutti contenti saremo cosi » qui s’élève comme une action de grâce. L’allégresse et la jubilation éclatent dans ce final qui semble préfigurer le rêve d’une réconciliation universelle, bien au-delà d’un simple esprit de revanche révolutionnaire. Si le comte lui-même s’agenouille c’est qu’il veut  demander pardon pour son aveuglement et son orgueil, donc pour une forme de médiocrité. Il a découvert la puissance de l’amour à travers la noblesse de cœur de son épouse qui n’était avant son mariage que la simple Rosine. L’aristocrate s’est heurté à la conspiration de gens du peuple, Rosine, Suzanne et Figaro, qui ont acquis leurs lettres de noblesse en défendant leurs sentiments. « C’est le cœur qui ennoblit l’homme. Je ne suis pas comte, mais j’ai peut-être plus d’honneur au cœur que bien des comtes, et, valet ou comte, du moment qu’il m’outrage c’est une canaille ! ». Voici ce que Mozart écrivait à son père Léopold dans une lettre datée du 20 juin 1781.  Ce n’est pas la naissance qui compte mais le talent. Ancien « musicien domestique », soumis aux caprices du prince-archevêque de Salzbourg, Mozart connaissait bien la valeur de la liberté et de la dignité recouvrées. Beaumarchais s’adressait à son époque, Mozart tentait de restituer par sa musique l’essence de l’existence humaine devenue la voix de ses personnages.

Les Noces de Figaro,qui font de deux domestiques les premiers rôles d’un opéra et qui transforment un aristocrate touché par la constance de gens du peuple, ne pouvaient pas séduire tout à fait la bonne société viennoise. C’est dans la ville la plus progressiste de l’Empire de Joseph II, à Prague, que l’opéra connaîtra le triomphe. Mozart se rend à Prague en janvier 1787 pour diriger une représentation des Noces. Il note avec le plus vif plaisir que tout le monde « ne parle que de Figaro, ne joue, ne sonne, ne chante, ne siffle que Figaro, on ne va voir d’autre opéra que Figaro ». L’ouvrage sera donné dans le monde entier sur toutes les plus grandes scènes, interprété par les plus grands artistes. C’est avec Les Noces de Figaro que Karajan fit ses débuts de chef d’opéra, juste avant ses vingt et un ans, le 2 mars 1929 au Théâtre d’Ulm, où il venait d’être nommé directeur artistique. Parmi les interprétations de légende il faut mentionner celles d’Herbert von Karajan encore, à Salzbourg en 1948, et à Vienne en 1958 avec Elisabeth Schwarzkopf dans le rôle de la comtesse.      

« Le dialogue tout entier devient musique, et la musique à son tour devient dialogue » écrit Wagner en 1879, soulignant ainsi une des caractéristiques les plus novatrices des Noces de Figaro qui réalisent le projet d’un spectacle total comme devrait toujours l’être l’opéra, à la fois théâtre et musique. Parce qu’il a déclaré que « la poésie doit être la fille obéissante de la musique », Mozart apparaît comme un tenant de la suprématie de la musique sur le texte. Dépassant ce débat qui agite son époque, il ajuste là parfaitement sa musique aux situations et au texte, avec tout son art de l’efficacité dramatique annonçant les évolutions futures de l’opéra allemand tel qu’il s’épanouira avec Wagner. Pour finir laissons la parole à Giorgio Strehler qui, en 1973, inaugura « l’ère Liebermann » à l’Opéra de Paris avec une mise en scène légendaire des Noces de Figaro. Il voyait dans ce chef-d’œuvre  « le symbole de la vie et des sentiments qui se transforment » ajoutant :« C’est un théâtre d’une complicité, d’une densité extraordinaires ».

Catherine Duault

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