Eugène Onéguine, les émotions d’une âme tourmentée

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Adapté du poème de Pouchkine, Eugène Onéguine s’impose comme l’essence du romantisme russe. Et si l’opéra de Tchaikovski repose sur une trame simple de prime abord (amère et désabusée), il compte quelques-uns des plus beaux airs du répertoire. Les 3 et 10 mars prochain, le programme Viva l’Opera invite à (re)voir l’œuvre de Tchaikovski, dans la luxueuse mise en scène de Dmitri Tcherniakov pour le Bolchoï, emportée par la direction flamboyante d’Alexander Vedernikov. Nous saisissons l’occasion pour analyser une œuvre riche de sens et de trouvailles musicales, qui joue avec les codes du genre. 

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Adapter Eugène Onéguine, le chef-d’œuvre de Pouchkine, considéré comme un ouvrage fondateur de la littérature russe, c’était risquer d’encourir la désapprobation de tous ses contemporains en s’attaquant à un monument national. C’est une des raisons pour lesquelles l’opéra de Tchaïkovski ne s’imposa pas d’emblée. Le public était dérouté par une telle audace. Encore plus troublante était la lumineuse simplicité d’écriture d’une musique qui semblait réagir au moindre frémissement émotionnel. Né de la connivence profonde du musicien avec l’univers poétique du poète, et intitulé « scènes lyriques » de préférence à « opéra », Eugène Onéguine ouvrait un chemin nouveau.

« Je suis émerveillé par les vers de Pouchkine »

Des neuf opéras qu’a composés Piotr Ilyitch Tchaikovski (1840-1893), deux seulement sont passés à la postérité Eugène Onéguine (1879) et La Dame de pique (1890). Tous deux ont été inspirés par Pouchkine. Tous deux sont traversés par les vibrations et les émotions d’une âme tourmentée. Tous deux peuvent passer pour une confession romantique de leur auteur accablé par la nostalgie d’un impossible bonheur.

C’est au cours d’un dîner en 1877 qu’une amie chanteuse, Elisaveta Andreieivna Lavrovskaïa, suggère à Tchaïkovski d’écrire son prochain opéra à partir du célèbre roman en vers d’Alexandre Pouchkine (1799-1837), Eugène Onéguine. Cette proposition a toutes les apparences d’un défi. Et pourtant le compositeur n’hésite pas longtemps. Il confie lui-même que dès le lendemain, il s’est replongé avec délices dans la lecture de l’ouvrage, définitivement séduit par : « la poésie de l’ensemble, l’aspect humain et la simplicité du sujet, servis par un texte génial ». Après sa lecture enthousiaste, Tchaïkovski ne parvient pas à fermer l’œil de la nuit et il élabore immédiatement un scénario très précis qu’il s’empresse de porter à Kostia Chilovski qui sera son librettiste. Pouchkine avait déjà inspiré quelques compositeurs : Dargomijski (1813-1869) lui devait Roussalka (1856) et Le Convive de pierre (1872) et Moussorgski son Boris Godounov (1874). Mais comment faire un opéra d’un texte poétique sans théâtralité ? Tchaïkovski va y parvenir avec un sens parfait des impératifs de la scène et une intuition certaine en accord avec les intentions de Pouchkine.

« Peu importe que mon opéra soit peu scénique et manque d’action. Je suis amoureux de l’image de Tatiana, je suis émerveillé par les vers de Pouchkine, et je les mets en musique parce que j’en éprouve l’attrait ».

Publié en 1833, Eugène Onéguine a marqué toute une génération. Depuis une quarantaine d’années, ce long roman versifié connaissait un engouement sans précédent. Ce n’est qu’avec Pouchkine que la langue russe devient une langue littéraire. Avant lui la langue noble était le français et la bonne société n’éprouvait que du dédain pour le russe. Pouchkine a su faire émerger une langue littéraire riche, mélodieuse, faite d’un audacieux mélange d’archaïsmes et de russe de tous les jours. La poésie devient un instrument souple qui permet d’aborder tous les registres : poèmes narratifs, amoureux ou politiques. D’un poème où l’on parle comme dans la vie à un opéra où l’on chante comme on parlerait, il n’y avait qu’un pas que Tchaïkovski allait franchir.

Mais donner une existence scénique à des personnages dont chacun s’était fait sa propre représentation n’était pas sans risque. Pouchkine, se dissimulant sous la fiction d’un narrateur, relate la vie d’Eugène Onéguine sur un ton léger et le plus souvent ironique. Son héros mène une existence désoeuvrée dans la bonne société du Saint-Pétersbourg des années 1820. C’est un jeune homme accablé par un « spleen » plus élégant qu’existentiel et, si Pouchkine a bien connu la même vie que son personnage, il ne fait pas de ce dandy pétersbourgeois un double de lui-même. Archétype de ce qu’on appelle « l’homme inutile », Onéguine sera le premier de toute une série de héros littéraires russes qu’on retrouve aussi bien chez Lermontov (1814-1841) dans Un héros de notre temps (1840) que chez Tourgueniev (1818-1883) ou Dostoïevski (1821-1881).

Après la lecture du roman de Pouchkine, le critique littéraire Vissarion Belinski écrit : « Ce poème est d’une tristesse incommensurable. Ce ne sont qu’efforts irréalisés et espoirs inaboutis ». Tchaïkovski a certainement partagé cette impression. Son héros déplore la tyrannie des convenances sociales et l’impossibilité de trouver le bonheur. Faut-il voir dans l’impossible amour pour Tatiana et l’échec de l’amitié entre deux hommes la projection des difficultés personnelles d’un compositeur homosexuel ? Il faut se garder d’une approche aussi facile qui fait de l’œuvre le miroir fidèle de la vie de l’artiste. Si le musicien a présenté à la baronne von Meck, sa mécène et bienfaitrice, la Quatrième Symphonie comme une véritable confession, il n’en est rien pour Eugène Onéguine même s’il est évident que Tchaïkovski s’est fortement attaché au personnage de Tatiana dont il fait le centre de gravité de son opéra.

1877, une année difficile

Le compositeur et son librettiste vont garder l’essentiel de la trame du roman de Pouchkine. Si la majeure partie du livret est faite de citations directes du poète, la plupart des dialogues et des chœurs ont été écrits pour l’opéra ainsi que de nombreux airs comme celui du prince Grémine. Personnage à peine évoqué chez Pouchkine, il prend une dimension dramatique essentielle chez Tchaïkovski qui l’a gratifié d’un des plus célèbres airs de basse de tout le répertoire lyrique (Acte 3). Grémine est l’image de ce qu’aurait pu devenir Onéguine s’il ne s’était pas complu dans son cynisme blasé. Le vieux prince est bien le rival amoureux et le double inversé d’Onéguine comme ce dernier est le rival et le double inversé de Lenski dans la première partie de l’opéra, le thème du double étant un des thèmes favoris du romantisme.

On a vu avec quelle fougue Tchaïkovski s’était lancé dans l’écriture de son opéra : dès le 14 juillet les deux tiers de son ouvrage sont achevés. Mais un drame personnel d’une grande gravité allait compromettre l’équilibre nerveux du musicien qui ne sera plus capable de poursuivre à ce rythme effréné. L’année 1877 sera pour lui à la fois celle du plein épanouissement de son talent et celle de son mariage catastrophique avec Antonina Milioukova, qu’il épouse dans la seule perspective de dissiper les rumeurs sur son homosexualité. Vingt jours après la cérémonie, Tchaïkovski s’enfuit du domicile conjugal dans un désarroi tel qu’il laisse supposer qu’il voulait se jeter dans les eaux glacées de la Moskova… Il est profondément bouleversé par cette pitoyable aventure mais intimement persuadé de l’intérêt de son projet d’opéra auquel il continue de travailler. En décembre il termine sur un finale déchirant sa Quatrième Symphonie placée sous le signe du fatum, « cette force inéluctable qui empêche l’aboutissement de l’élan vers le bonheur ». Eugène Onéguine entretient une parenté évidente avec l’atmosphère sombre et torturée de la symphonie qui lui est contemporaine. Les derniers mots de l’opéra sont un terrible constat d’échec et le rideau tombe sur un Onéguine terrassé par le désespoir : «  Quelle honte ! Quelle douleur ! Quel sort pitoyable est le mien ! ».

Scènes de la vie de campagne

Dès que le rideau se lève, le spectateur est plongé dans la douce intimité de la famille Larine qui réveille en lui les échos d’un bonheur simple et tranquille. Cette vision idyllique de la vie à la campagne qui plaisait tant à Pouchkine et à Tchaïkovski nous transporte très loin de l’univers habituel de l’opéra.  Au moment où Verdi crée Aïda (1871), Wagner Le Crépuscule des Dieux (1876) et Saint-Saëns Samson et Dalila (1877), Tchaïkovski revendique son choix de héros ordinaires et contemporains. Dans la première scène d’Eugène Onéguine, les deux sœurs chantent une légende populaire tandis que leur mère et la nourrice partagent des souvenirs de jeunesse en surveillant la cuisson des confitures… Cette atmosphère intimiste s’oppose totalement aux fresques grandioses empruntées à l’histoire ou à la légende privilégiées par deux autres grands compositeurs russes, Moussorgski (1839-1881) et Rimski-Korsakov (1844-1908). Madame Larina n’est pas une reine auréolée de gloire et même si l’héroïne, Tatiana, va devenir princesse, ce n’est pas pour régner sur un royaume lointain, mais simplement pour entrer dans l’aristocratie pétersbourgeoise où elle sera la respectable épouse d’un des nombreux princes russes qu’on y trouve.

Les occupations et les mondanités ordinaires de la province russe au XIXème siècle contrastent avec la violence des sentiments éprouvés par les jeunes protagonistes. Visites entre voisins, bal de notables, discussions à l’ombre des arbres dans la fraîcheur d’une après-midi champêtre sont la toile de fonds banale sur laquelle se détachent une tragédie domestique. Cela sera l’occasion pour Tchaïkovski de reconstituer avec un art consommé l’atmosphère des bals de la bonne société : à l’acte 2 avec une valse et à l’acte 3 avec une « Ecossaise » rajoutée lors de la révision de 1885. Ces deux musiques de danse devenues très célèbres, sont d’ailleurs souvent données séparément, en concert.   

« Non, Tatiania ne pouvait pas suivre Onéguine »

Jeune fille rêveuse, grande lectrice de romans, Tatiana est éblouie par Onéguine, le mystérieux citadin. Elle voit immédiatement en lui l’incarnation de ses rêveries littéraires alors que le poète Lenski semble bien plus proche d’elle. D’ailleurs, le poète idéaliste est un ténor qui devrait logiquement aimer et être aimé de Tatiana, la soprano. Mais Lenski aime sa sœur, Olga, la frivole, qui est une mezzo tandis que Tatiana aime Onéguine, le baryton. C’est une configuration tout à fait inhabituelle à l’opéra. On la retrouve cependant dans Cosi fan tutte (1790) de Mozart que Tchaïkovski admirait tant. C’est un peu comme si l’impossibilité du bonheur amoureux était déjà inscrite dans la distribution des voix.

La scène la plus célèbre de l’ouvrage est celle au cours de laquelle Tatiana écrit une longue lettre passionnée à Onéguine. Elle se risque à avouer son amour à un homme dont elle ne sait rien mais en qui elle a placé toute son espérance. « Je vous écris – que vous faut-il de plus ? Que pourrais-je ajouter à cet aveu ? ». Le texte de Pouchkine est scrupuleusement repris. C’est par cette scène que Tchaïkovski commença la composition de son ouvrage. Ce long monologue demeure la plus belle lettre d’amour de l’histoire de l’opéra et un des airs de soprano les plus exigeants de tout le répertoire. L’écriture musicale épouse parfaitement l’agitation intérieure de l’héroïne partagée entre hésitations, exaltation amoureuse, et inquiétude. La difficulté réside surtout dans l’art de l’interprétation car il faut atteindre la plus grande expressivité pour rendre ce frémissement d’émotions. Dans tout l’ouvrage, la fausse simplicité de la mélodie recouvre une étonnante richesse de nuances vocales commandée par une subtile déclinaison de sentiments. 

« Où trouverai-je cette Tatiana que Pouchkine avait imaginé, et que j’ai essayé d’illustrer musicalement ? ». Tchaïkovski craignait par-dessus-tout que son opéra soit « livré à la routine ». Il préféra en confier la création à la troupe des élèves du Conservatoire de Moscou plutôt qu’aux artistes du Théâtre Impérial. La première eut lieu le 29 mars 1879 au Théâtre Maly avec un succès mitigé qui s’explique peut-être par l’inexpérience des jeunes interprètes. Mais prônant une véritable révolution dramaturgique, Tchaïkovski préférait à des interprètes chevronnés des  « chanteurs de moyenne force » qui « sachent jouer simplement tout en jouant bien ». Et pour les chœurs, il voulait « des humains qui prennent part à l’action de l’opéra ».

Dans son Journal d’un écrivain, Dostoïevski consacre des pages captivantes aux deux personnages de Pouchkine pour conclure par cette affirmation : « Non Tatiana ne pouvait pas suivre Onéguine ». Onéguine n’a que les apparences d’un héros romantique face à une héroïne en laquelle Dostoïevski voit la plus haute représentation de la femme russe par la grandeur de son renoncement. Dans l’opéra on retrouve le personnage tel que l’avait inventé Pouchkine : « Qui est-ce ? Une ombre insignifiante Une copie, un rien du tout (…) Un homme ou une parodie ? ». Tchaïkovski n’a réservé aucun grand air à Onéguine. A côté de la scène de la lettre et de l’air du Prince Grémine, c’est  le poignant adieu à la vie de Lenski avant son duel avec Onéguine, qui constitue le troisième temps fort de l’ouvrage : « Où donc avez-vous fui, jours radieux de ma jeunesse… » (Acte 2). On peut rappeler ici que Pouchkine avait fait preuve d’une troublante prémonition en faisant mourir ainsi son poète. Il connaîtra la même fin prématurée, tué lui aussi dans le duel qui l’opposa à Georges d’Antès, un français qui avait courtisé sa femme.

Eugène Onéguine  est un opéra qui porte bien mal son titre. Dès la courte introduction qui sert d’ouverture à l’ouvrage se déploie un thème élégiaque très simple, construit sur une harmonie descendante. Ce thème inspiré d’une romance de Tchaïkovski intitulée : « Pourquoi t’ai-je vue en rêve ? » sera le thème attaché à Tatiana. Ce sera le « leitmotiv » principal de l’opéra qui est tout entier traversé de motifs simples dont les retours et variations créent chez l’auditeur une étonnante connivence avec l’intériorité changeante des personnages. L’utilisation de thèmes caractéristiques est assez différente de celle théorisée par Wagner. Chez Tchaïkovski ce procédé  tend à créer un climat général de mélancolie expressive.

Tchaïkovski nous donne lui-même la clef de son opéra :«  S’il existe une musique composée avec une passion véritable, avec amour pour le récit et ses personnages, alors c’est celle d’’Onéguine’. Je fondais et vibrais d’un désir indicible en le composant. Et si seule une infime partie de ce que j’ai ressenti en composant cet opéra résonne chez l’auditeur, je serais satisfait et n’ai besoin de rien d’autre. »

Catherine Duault

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