Stéphanie d'Oustrac, voix humaine

Xl_doustrac2xl © DR

De quels maux souffre le chant français ? Il n’est pas très malin, comme on le lit parfois, d’en faire une victime d’obscures conspirations ; mais il est bien vrai que, faute de pouvoir occuper les scènes du monde entier, il a pour habitude de livrer plutôt des personnalités d’exception, par la force des choses en petit nombre, que des cohortes de chanteurs tout terrain. Parmi ces personnalités fortes du chant français d’aujourd’hui, on comptera sans nul doute Stéphanie d’Oustrac, dont le mezzo chaleureux aborde dans quelques jours le beau rôle d’Irene dans la Theodora de Haendel, après avoir passé la belle saison à Glyndebourne pour y reprendre Carmen.

Elle a beau être l’arrière-petite-nièce de Poulenc, c’est par des rôles du répertoire baroque que Stéphanie d’Oustrac s’est d’abord fait connaître, et tant pis pour ceux qui croient que le baroque n’est qu’un alibi pour des voix incapables de franchir la rampe des vraies salles d’opéra. Elle nomme volontiers deux mentors, William Christie et Hervé Niquet. Avec le premier, elle a d’abord suivi le cursus très profiteur des petits rôles ici et là avant d’accéder aux premiers rôles à partir des Paladins de Rameau au Châtelet en 2004 ; au suivant revient notamment le grand mérite de lui avoir fait chanter la même année l’immense rôle-titre de la Médée de Charpentier. On avait pu découvrir la chanteuse quelques années plus tôt, dans La Belle Hélène dirigée par Marc Minkowski au Châtelet, et on en avait gardé le souvenir d’une voix certes charmante, mais ternie par une diction impossible. Il ne suffit pas d’être Français pour bien chanter le français, mais la difficulté n’est pas une excuse : Stéphanie d’Oustrac a su relever ce défi, et il suffit d’écouter son admirable Médée, heureusement préservée par le DVD, pour voir l’ampleur des progrès réalisés : l’intelligibilité parfaite du texte et l’expressivité de l’interprète semblent se nourrir l’une l’autre.

Depuis ces débuts prudents mais réussis, elle n’a pas abandonné le baroque, comme cette Theodora le prouve, et c’est heureux ; tant de chanteurs croient bon de faire du baroque un simple marchepied vers d’autres cieux plus profitables ! Le baroque a besoin, lui aussi, de grandes voix, et cette voix est idéale pour ce répertoire : il y faut une discipline, un sens du style, une acceptation de la forme, mais il faut de manière tout aussi indispensable faire vivre cette forme en en faisant voir le sens, l’articulation, le parcours émotionnel. Pour autant, il serait bien dommage de s’en tenir à une stricte spécialisation : la distance de quelques décennies vers les grands rôles mozartiens n’était pas bien difficile à franchir, et des rôles travestis, à la fois héroïques et juvéniles, comme Sesto ou Idamante paraissaient une évidence, parce qu’ils participent encore du sens de la forme du demi-siècle précédent, tout en bénéficiant autant que les héros de Haendel de la force expressive, de la chaleur souterraine qui fait la force de la voix de Stéphanie d’Oustrac.

Le troisième pilier de sa carrière, c’est l’opéra français d’après 1800. Ses débuts dans Carmen sont déjà anciens : en 2002, elle chantait le chef-d’œuvre de Bizet à l’Opéra Bastille, mais elle n’y était alors que Mercédès ; il faudra une petite décennie pour que le rôle-titre paraisse à sa portée, à Caen et à Lille d’abord, en 2010, puis à Glyndebourne. Sans doute, ce ne sont pas de très grandes salles, et peut-être cette Carmen ne gagnerait pas grand-chose à se confronter à l’étouffe-son de l’Opéra-Bastille, mais est-ce si répréhensible pour un opéra créé dans l’intime salle Favart ? Il y aura bientôt, l’été prochain à Glyndebourne encore, la Béatrice de Berlioz, il y a eu Mélisande, L’Heure espagnole, Le Comte Ory, les Carmélites de Poulenc (Mère Marie seulement, les autres viendront-elles ?)… Là encore, pas d’exclusive, mais une adéquation naturelle, dont on imagine bien qu’elle suppose un goût personnel, et pas seulement le choix un peu facile des directeurs d’opéra, qui ne songent pas assez que des chanteurs français peuvent chanter aussi dans d’autres langues. Entre concert et opéra, on se souviendra aussi de sa Voix Humaine, donnée dans le cadre intime de l’Athénée, avec un piano et une mise en scène dépouillée de Vincent Vittoz : ce n’est pas que fidélité à l’aïeul Poulenc, c’est aussi sans doute le désir de laisser une place pour un théâtre plus intime ; les délicates vibrations de la voix de d’Oustrac y reflétaient admirablement cette lutte impuissante de la femme abandonnée pour que l’objet froid qu’est le téléphone accepte de transmettre l’émotion à l’autre bout de la ligne.

En dehors de l’opéra, naturellement, le concert a aussi une place dans la carrière de la chanteuse. Ce fut d’abord dans le sillon des Arts Florissants, mais depuis que l’intermède du concert n’est plus une nécessité pour combler les vides entre deux productions d’opéra, et comme beaucoup de chanteurs, Stéphanie d’Oustrac continue à pratiquer la scène nue, et il suffit de voir ses programmes de concert pour comprendre que c’est une dynamique personnelle qui l’y amène : que ce soit dans des programmes de musique baroque, autour du personnage de Médée par exemple ou dans la mélodie française, il ne s’agit pas d’aligner les morceaux à succès, mais de créer des programmes qui donnent du sens à chacune des petites briques qui le composent par le simple fait de les mettre en contexte. On ne le dit pas assez, le haut niveau de formation, musicale, intellectuelle, culturelle, de beaucoup de chanteurs d’aujourd’hui est une bénédiction pour le public d’aujourd’hui, et le genre de récitals auquel s’adonne Stéphanie d’Oustrac en est une belle démonstration.

 

Dominique Adrian

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