Macbeth, un manifeste théâtral

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L’opéra est aussi du théâtre et Macbeth, l’opéra de Verdi inspiré de la pièce de Shakespeare, en est peut-être l’un des meilleurs exemples. Dès 1847, Verdi enjoignait ainsi ses interprètes à « obéir à Shakespeare » alors que le compositeur imaginait une œuvre lyrique plus « discourue que chantée ». Et aujourd’hui, à l’heure où la théâtralité occupe une place de plus en plus prégnante dans les mises en scènes d’opéra et où les chanteurs se font de plus en plus comédiens, Macbeth gagne aussi les salles de cinéma.
Les 12 et 19 mars prochain, les salles UGC diffuseront Macbeth, avec Leo Nucci et Sylvie Valayre, dans une production signée par l’Italienne Liliana Cavani qu’on connait autant pour ses films que ses mises en scène d’opéra. Nous saisissons l’occasion pour analyser l’œuvre aussi lyrique que théâtrale de Verdi.

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Durant toute sa vie Verdi a été un lecteur passionné de Shakespeare auquel il vouait une admiration sans borne. Il le proclame lui-même avec ferveur : « Il est un de mes poètes de prédilection, que j’ai eu entre les mains depuis ma prime jeunesse, que je lis et relis continuellement ». Le maestro n’abandonnera jamais le rêve d’écrire un Roi Lear et ses deux derniers opéras seront Otello (1887) et Falstaff (1893) une adaptation des Joyeuses Commères de Windsor. Dans l’abondante production des « années de galère » où se côtoient des œuvres de qualité très inégale, Macbeth occupe donc une place singulière. C’est la première rencontre lyrique avec l’univers du grand dramaturge anglais et l’opéra de Verdi, comme la pièce de Shakespeare, sera rythmé par les emportements et la fureur  d’une sanglante conquête du pouvoir déterminée par les prophéties de sorcières apparues au milieu des éclairs fantastiques qui jettent d’horribles lueurs sur la lande déchirée par le vent. Mais c’est surtout le projet le plus audacieux du maestro qui considère le Macbeth de Shakespeare comme « une des plus grandes créations de l’homme ». Nul doute que le musicien ambitionne de réaliser  pour la scène lyrique l’équivalent du chef-d’œuvre dont le nom est inscrit au fronton de l’histoire du théâtre. Si en 1848 Verdi considère  Macbeth comme son opéra le plus réussi c’est parce qu’il est celui dans lequel il s’est le plus investi avec la volonté affirmée d’expérimenter une nouvelle dramaturgie qui bouleverserait les rapports habituels entre drame et musique. En ce milieu du XIXème siècle, Verdi entreprend avec Macbeth une expérience théâtrale novatrice. Afin de réaliser cette « fusion de la musique et du drame » qui doit être le but de tout compositeur d’opéra, le musicien devient librettiste, metteur en scène, décorateur, répétiteur faisant travailler ses chanteurs jusqu’à l’épuisement… Reprenant la démarche théorisée par Gluck un siècle plus tôt, Verdi explore avec Macbeth les possibilités d’un renouvellement décisif dans la conception de la dramaturgie lyrique en recherchant  plus de simplicité et d’efficacité dans une intrigue resserrée et plus d’expressivité dans le chant affranchi des ornements de la virtuosité du bel canto. Marqué par la fulgurance de la poésie de  Shakespeare, Verdi entend bien « réinventer » le chant pour qu’il devienne l’expression privilégiée de l’intériorité tourmentée de personnages tout entiers livrés à leur folie meurtrière.

A bout de souffle

C’est au sortir d’une période d’immense fatigue, révélatrice d’une réelle lassitude, que Verdi se lance dans la composition de Macbeth pour répondre à une commande qui lui avait été faite dès 1845 par Alessandro Lanari, impresario du Théâtre de la Pergola de Florence. Après la création d’Attila les médecins avaient prescrit au compositeur six mois d’un repos absolu, nécessité par l’écriture de six ouvrages en trois années seulement, de février 1843 à mars 1846 ! Macbeth  appartient à cette période de création intense que Verdi a lui-même appelée « ses années de galère ». Après le formidable succès de Nabucco en 1842, le maestro va créer seize opéras en dix ans, travaillant sans relâche pour satisfaire les nombreuses commandes des directeurs d’opéra, désireux de répondre aux attentes d’un public enthousiaste. Tout le monde réclame du Verdi et les œuvres s’enchaîneront à un rythme effréné jusqu’à la Traviata en 1853, point d’orgue d’un effort si épuisant qu’on a parfois annoncé la mort de Verdi.

Le maestro paraît « à bout de souffle » quand il puise dans ses dernières forces pour honorer la commande du Théâtre de la Pergola de Florence en écrivant son dixième opéra. Et pourtant il va réaliser la plus significative et la plus novatrice de ses œuvres de jeunesse, galvanisé par le génie d’un auteur qu’il « pratique » et qu’il vénère depuis son enfance. La correspondance de Verdi témoigne de la passion avec laquelle il se met au travail dès que son choix s’est arrêté sur Shakespeare. Avec l’adaptation de Macbeth, le compositeur sait qu’il pourra satisfaire l’attente d’Alessandro Lanari qui a fait découvrir à Florence  Robert le Diable (1831) de Meyerbeer en 1840 et Le Freischütz (1821) de Weber en 1843. Pour pouvoir rivaliser avec ces ouvrages, Lanari souhaiterait quelque chose dans un genre devenu très à la mode en Italie, le « genere fantastico » où  apparaissent ces fameuses créatures imaginaires qui fascinent tant les musiciens romantiques, les sorcières. A la nécessité de répondre à une telle demande s’ajoute une circonstance tout à fait fortuite qui achève de convaincre Verdi d’opter pour Macbeth : le baryton Felice Varesi (1813-1889), qui sera plus tard le créateur de Rigoletto et de Germont père dans La Traviata, était disponible alors que Gaetano Fraschini, le ténor préféré du maestro, ne l’était pas. Il semble évident à Verdi que Varesi sera le Macbeth idéal car il le perçoit d’emblée comme : « un artiste unique en son genre par la qualité de son chant, sa sensibilité et sa personnalité même ». Et ces qualités sont essentielles pour parvenir au degré d’intensité dramatique et de vérité expressive que Verdi se propose d’atteindre.

Ne soyez pas négligent avec mon Macbeth !

Le 4 septembre 1846, Verdi envoie à son fidèle librettiste Francesco Maria Piave une première ébauche de Macbeth qu’il lui demande de mettre en vers. S’engage alors entre les deux hommes une correspondance aussi détaillée que régulière qui montre quelle part essentielle le musicien prend à l’écriture du livret, en insistant sur le style et sa nécessaire efficacité dramatique.Verdi multiplie les recommandations, les supplications, les admonestations et finalement les menaces… : « Voici le sujet de Macbeth…Si nous ne parvenons pas à en faire quelque chose d’immense, essayons au moins d’en faire quelque chose sortant de l’ordinaire…L’intrigue est claire : non conventionnelle, simple et courte. Je vous supplie de faire quelque chose de concis…Oh je vous en prie, ne soyez pas négligent avec mon Macbeth ! Je vous en supplie à genoux, traitez-le bien pour moi… Avec concision et sublime ! » Et comme le pauvre Piave ne répond pas aux attentes du compositeur, guidé par sa vision trop avant-gardiste, Verdi hausse le ton : « Comme vous êtes bavard !... Un style concis ! Peu de mots ! Compris ? ». Parvenu au comble de l’exaspération, le maestro ne recule plus devant les menaces les plus imagées et les plus radicales : «  Continuez avec l’acte III ou je vous coupe les couilles et c’est vous qui chanterez Lady Macbeth ! » !...Finalement Verdi enlève le livret à Piave pour confier la réécriture de certains passages à son ami Andrea Maffei, traducteur de Shakespeare et éminent homme de lettres.

Comme dans la plupart de ses opéras, ce sont donc les choix et les intuitions  de  Verdi qui façonnent le livret de Macbeth. L’action est resserrée, le nombre de personnages est considérablement réduit et l’attention se concentre sur Macbeth et Lady Macbeth dont le parcours criminel s’apparente à une inéluctable descente aux enfers. Verdi veut atteindre l’épure d’une tragédie en retenant ce qui lui semble essentiel : il réduit le récit au projet criminel et à son exécution qui s’accompagne des horribles tourments du remords. La soif de pouvoir conduit à la résolution de tuer et, le crime accompli, à la déchéance morale et à la folie.

En 1865, alors que Verdi entreprend de réviser son opéra pour sa création parisienne, il écrit à Léon Escudier, son représentant pour la France : « Ayez pour règle que les rôles de cet opéra sont au nombre de trois et ne peuvent être que trois : Lady Macbeth, Macbeth et le chœur des sorcières. Grossières et cancanières dans le premier acte, sublimes et prophétiques dans le troisième, elles dominent le drame qu’elles annoncent ». Macbeth, Lady Macbeth et les sorcières sont une même manifestation des forces du mal qui envahissent progressivement la scène. Les ténèbres de la violence ne seront dissipées qu’à la fin avec l’avènement d’un nouveau roi légitime acclamé dans la lumière renaissante de l’aurore. Le compositeur n’utilise pas les sorcières comme un accessoire fantastique indispensable pour sacrifier au « genere fantastico », mais il fait de ces créatures inquiétantes une sorte de « déclencheur » de la spirale criminelle. Les prophéties initiales libèrent les désirs criminels des protagonistes en leur donnant de manière inattendue une formulation mystérieuse mais suffisamment encourageante pour passer à l’acte. Les horribles créatures deviennent ensuite une projection de la conscience torturée des deux époux. Faut-il voir dans cette volonté de concentrer la puissance du drame à l’intérieur de ce « trio » fondamental une vision réductrice de la complexité de la pièce de Shakespeare ? Ce reproche a été souvent adressé  au compositeur. C’est méconnaître le fait que son objectif est de retrouver l’esprit de la tragédie et sa dimension poétique pour les restituer par l’écriture orchestrale et le chant, quitte à laisser de côté la dimension historique et politique.

Faire entendre la voix d’une « âme puissante au crime »

Si l’opéra de Verdi, comme le drame de Shakespeare, porte le nom de son principal protagoniste, c’est sans conteste sa femme, Lady Macbeth, qui s’impose comme le personnage le plus captivant. Fascinante incarnation du mal, cette épouse ambitieuse et manipulatrice, semble concentrer toute la violence du drame. Lady Macbeth prend une importance qu’elle n’avait pas dans le drame de Shakespeare.

Ce qu’il faut à mon cœur profond comme un abîme,
C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans…

Cette belle évocation de l’héroïne shakespearienne que nous trouvons chez Baudelaire (L’Idéal, in Les Fleurs du mal) pourrait servir d’épigramme au Macbeth de Verdi. On y découvre la destinée tragique d’un personnage démoniaque, Lady Macbeth, qui s’abandonne sans retenue à la violence du crime pour mieux la communiquer à son époux, déchiré entre la peur et la conscience du mal.Pour incarner ce rôle qui reste un des plus impressionnants qu’il ait écrit, Verdi souhaitait trouver une interprète dotée d’un puissant tempérament dramatique. Dans une célèbre lettre qu’il adresse en 1848 à Salvatore Cammarano qui souhaitait reprendre Macbeth au San Carlo de Naples, Verdi insiste : « J’aimerais que la Lady ne chante pas »…précisant qu’il souhaite « qu’elle possède une voix rauque, éteinte et caverneuse ». Lors de la création à Florence, le choix du maestro s’était  porté sur Marianna Barbieri-Nini (1820-1887), une soprano dramatique d’agilité, très appréciée du public malgré son physique peu séduisant devenu un véritable atout pour incarner un personnage doté d’une âme défigurée par la laideur du crime ! Allant jusqu’à la nudité du cri, la voix de Lady Macbeth est caractérisée par une violence qui se manifeste dans de brusques changements de registre vocal et de forts contrastes d’intensité. Son chant doit résolument s’éloigner de la séduction du bel canto pour épouser les différentes étapes de sa métamorphose, depuis l’instant où l’ambition la pousse au crime jusqu’à celui où les remords la conduiront à la folie, puis à la mort. La partition de Verdi est parsemée d’indications car il veut que la voix « rauque, éteinte et caverneuse » traduise parfaitement le caractère impétueux de Lady Macbeth, mais aussi sa part d’ombre et son trouble grandissant. La fameuse scène du somnambulisme (Acte 4, scène 4), où excella Maria Callas, témoigne de la constante recherche d’une vocalité qui soit en parfaite adéquation avec le désordre intérieur et la virulence des personnages. Quand Verdi exige que les chanteurs « chantent mal », il veut dire qu’il souhaite qu’ils suggèrent par une ligne mélodique parfaitement maîtrisée, mais morcelée, les déchirements de leur conscience.

« Obéissez à Shakespeare ! »

Shakespeare est une véritable source d’inspiration et de réflexion pour Verdi qui cherche  à renouveler sa conception de l’opéra. « Obéissez à Shakespeare ! » est le conseil souverain que prodigue le compositeur à ses chanteurs : « Je n’insisterai jamais assez en vous disant d’étudier la situation dramatique et le texte. La musique viendra d’elle-même. En clair, je préfère que vous serviez le poète plutôt que le musicien ». Servir le poète pourra aller d’ailleurs jusqu’à préférer des passages « plus parlés que chantés ». Les indications de Verdi concernant l’expression et l’interprétation sont d’une précision presque maniaque. Il n’oublie pas non plus les détails de mise en scène, la qualité des costumes, le sérieux des répétitions…A son arrivée à Florence un mois avant la première, il prend en mains les deux principaux interprètes, Marianna Barbieri-Nini et le baryton Felice Varesi. Dans ses mémoires, la soprano raconte : « Et le duo avec le baryton qui commence « Fatal mia donna, un mormore », vous croirez que j’exagère mais il fut répété plus de cent cinquante fois : pour obtenir disait le maestro, qu’il fut plus discouru que chanté ! ». Le résultat de ce travail exigeant constituera une expérience théâtrale des plus abouties et des plus novatrices pour l’époque.  « Je finis moi aussi par me prendre d’une grande passion pour ce  Macbeth qui sortait de manière si singulière du genre de tout ce qu’on avait écrit et représenté jusqu’alors» reconnaît Marianna Barbieri-Nini.

Un mélange « Shakespearien »

L’ouvrage triompha dès le soir de la première le 14 mars 1847 au Théâtre de la Pergola à Florence où Verdi fut rappelé une trentaine de fois. Dix-sept ans plus tard, en 1865, le compositeur révisa Macbeth pour sa création en langue française au Théâtre Lyrique de Paris. C’est cette version retraduite en italien qui s’est imposée jusqu’à nos jours.Des pages très retravaillées par le Verdi de la maturité y côtoient des pages plus simples. « J’ai jeté un coup d’œil sur Macbeth », écrit-il à Léon Escudier « et j’ai été frappé par des choses que j’aurais préféré ne pas y trouver ».Doit-on considérerMacbethcomme une œuvre composite ? Trois époques y tissent leurs réseaux parallèles : le Moyen-Age pendant lequel se déroule l’action, la période élisabéthaine à laquelle appartient la pièce dont s’inspire Verdi et le siècle du romantisme pendant lequel le musicien compose son opéra… A quoi s’ajoute encore la « mosaïque » qui résulte de la révision entreprise par Verdi pour la création parisienne. On peut préférer voir dans les différences entre les deux versions la poursuite et l’aboutissement des mêmes exigences. Le Verdi de la maturité n’abandonne pas son projet dramatique au profit d’un raffinement de l’écriture, il trouve dans une plus grande maîtrise de ses moyens de nouvelles possibilités. Macbeth reste une œuvre singulière et protéiforme, à l’image de l’univers de Shakespeare qui s’est toujours plu à mêler les contraires.

Un siècle avant Verdi, Gluck définissait sa musique comme « le langage de l’humanité ». L’opéra allait commencer à vouloir s’éloigner des tyrannies de l’hédonisme musical pour devenir une tragédie lyrique où s’exprimerait avec le plus de naturel possible la vérité des passions.C’est bien la même volonté de débarrasser l’opéra de ses excès pour le rapprocher de la vérité qui animent les deux compositeurs. La recherche d’une expression musicale stylisée qui serait capable d’épouser les inflexions naturelles du langage parlé, se poursuit d’un siècle à l’autre. « Je me suis proposé de dépouiller la musique des abus qui, introduits par la vanité mal entendue des chanteurs ou par une complaisance exagérée des maîtres, défigurent depuis longtemps l’opéra italien… Je pensais à restreindre la musique à son véritable office qui est de servir la poésie pour l’expression sans interrompre l’action et sans la refroidir par des ornements superflus ». Verdi n’aurait sans doute pas changé un mot à ces lignes écrites en 1762 dans la préface de l’Orfeo et Euridice.

Catherine Duault

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