Le festival de Salzbourg, cent ans d’idéaux artistiques

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Du fait des mesures sanitaires en vigueur en Autriche pour lutter contre la pandémie de coronavirus, l’édition 2020 du Festival de Salzbourg est « réduite et remaniée ». En 2020, le Festival fête néanmoins son centenaire avec une programmation qui débute cette année et se poursuivra l’année prochaine. Au travers d’une série d’articles que nous initions aujourd’hui, nous revenons sur les grands enjeux du Festival, idéologiques et politiques, artistiques ou musicaux – que ce soit via les grands interprètes et compositeurs ayant marqué son histoire, ses salles emblématiques ou encore les œuvres majeures qui y ont été données au cours de ce centenaire.
Nous débutons cette série avec les idéaux fondateurs du Festival de Salzbourg : une « utopie culturelle européenne » qui s’impose « comme lieu fondamental de réflexion sur ce qui fait une société », en plus d’un « objectif d’excellence interprétative ». 

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Le premier festival de Salzbourg s’ouvre le 22 août 1920 avec une représentation de la pièce Jedermann de Hugo von Hofmannsthal, dans une mise en scène de Max Reinhardt, devant la façade baroque de la cathédrale. Les quelques représentations de cet été-là sont très loin d’être à la hauteur de ce dont rêvaient les promoteurs du festival – et on annonce pour l’été suivant un programme bien différent : un festival Mozart sous l’égide de Richard Strauss, ainsi qu’un nouveau spectacle de Max Reinhardt.

Rien ne se passera comme prévu, mais ce premier été festivalier est significatif des tensions qui ont présidé à la naissance du festival dans cette petite ville autrichienne que Stefan Zweig, qui s’y était installé en 1919, décrira dans Le Monde d’hier comme si provinciale et si endormie. Mozart d’abord : le culte mozartien, qui s’organise à Salzbourg dès 1841, donne lieu à plusieurs festivals entre 1852 et 1910, avec des musiciens de premier plan, et il donne lieu à la construction d’une première salle de concert permanente en 1914, le Mozarteum. L’idée d’une vocation spécifique de Salzbourg dans la culture européenne est d’ores et déjà présente, et les premières décennies du xxe siècle donnent progressivement corps à cette position singulière. Mais quel contenu pour cette utopie culturelle ? Les tenants du culte mozartien, mais aussi des intellectuels et des artistes ont à ce sujet des idées divergentes : les écrivains Hugo von Hofmannsthal et Hermann Bahr, le metteur en scène Max Reinhardt, sans oublier Richard Strauss, font partie des principaux animateurs de cette vision nouvelle d’une célébration des valeurs culturelles qu’incarnait pour eux la ville Salzbourg avec son histoire et son patrimoine.

« Le regard d'Hofmannsthal (...) est aussi tourné vers une aire géographique, cette Mitteleuropa dont l’Autriche était jusqu’en 1918 le centre de gravité »

Pour Max Reinhardt, Mozart n’est pas le facteur déterminant : à la fois novateur en son art et très efficace entrepreneur de divertissement, il voit Salzbourg comme un cadre supplémentaire pour son activité déjà florissante. Dans une ville aussi baroque que Salzbourg, son art de grands espaces et de mouvements de foules pouvait trouver une scène idéale, et sa renommée internationale assurait le rayonnement d’un festival. Sans parler des polémiques antisémites, sa participation à l’entreprise, notamment sa capacité à attirer la lumière sur lui, lui vaut de solides inimitiés de la part des autres protagonistes des premières étapes de l’histoire du festival. Hofmannsthal est pour lui un allié essentiel : ils se connaissent bien puisque Reinhardt a mis en scène en 1911 les créations mondiales de Jedermann et du Chevalier à la rose ; mais Hofmannstahl est aussi le porteur d’une vision personnelle et ambitieuse d’un idéal pour Salzbourg. Pour lui, il ne s’agit ni de faire prospérer le tourisme, ni de proposer simplement le meilleur des musiciens du moment pour un moment exclusif. Le regard d’Hofmannsthal est indubitablement tourné vers le passé, avec la période 1750-1850 en ligne de mire et comme figures tutélaires Mozart et le Faust de Goethe ; il est aussi tourné vers une aire géographique, cette Mitteleuropa dont l’Autriche était jusqu’en 1918 le centre de gravité, avant que la guerre mondiale ne vienne la bouleverser jusqu’à ses fondements.


Richard Strauss

La première guerre mondiale est naturellement une césure dans l’histoire de Salzbourg autant que dans l’histoire européenne. L’Autriche connaît au sortir de la guerre une période de misère noire, similaire à la grande inflation de 1923 en Allemagne : créer un festival dans ces conditions n’est pas chose aisée. L’un des grands projets fédérateurs de toute la communauté artistique participant à la définition du futur festival, celui de construire une salle de spectacle incarnant les idéaux qui les anime, est momentanément hors de portée, malgré les projets et les plans plus ou moins aboutis qui avaient déjà été produits. Jedermann est une planche de salut pour la première édition ; la dimension mozartienne triomphe l’année suivante, par des concerts surtout, et plus encore en 1922 où l’Opéra de Vienne vient pour la première fois présenter pas moins de quatre opéras de Mozart, dirigés notamment par Richard Strauss, défenseur de la cause mozartienne et partisan d’un festival tourné d’abord vers un objectif d’excellence interprétative, tout en soutenant les aspirations intellectuelles de Hofmannsthal.

Les idéaux et les tensions des premières années ne cessent de rejouer dans les cent années d’histoire du festival. À quoi peut bien servir un tel festival ? Les décennies de règne de Herbert von Karajan, de 1956 à sa mort, peuvent à bien des égards être décrites comme une période où l’idéal est moins important que le commerce, malgré l’inégalable qualité artistique de tant de concerts et d’opéras ; l’époque, en Autriche, n’est pas aux aventures avant-gardistes, et la célébration d’un héritage artistique glorieux tient lieu d’ambition programmatique, malgré quelques créations prestigieuses telles les Bassarides de Henze en 1966.

« Une des idées fondatrices du festival : la croyance en la culture comme lieu fondamental de réflexion sur ce qui fait une société, une civilisation »

Avec l’arrivée de Gerard Mortier en 1992, les choses changent, sans que la modernisation du festival ne fasse fuir le public. En replaçant Salzbourg au cœur des tendances artistiques de son temps, Mortier ne faisait que renouer avec une des idées fondatrices du festival : la croyance en la culture comme lieu fondamental de réflexion sur ce qui fait une société, une civilisation. Sans doute sa perspective était-elle plus critique, moins attachée à la célébration de valeurs éternelles et plus sensible aux mutations d’un monde qui ne peut plus croire à l’universalité de ses cadres de pensée. Les directeurs suivants n’ont pas changé fondamentalement cette voie, sans la poursuivre avec autant d’audace ni d’ambition. Même Markus Hinterhäuser, qui dirige le festival depuis l’édition 2017, n’a pas fondamentalement modifié l’équilibre précaire entre prestige commercial et ambitions créatives que Salzbourg tente de maintenir, si grande que peut être la réussite de certains des spectacles qu’il présente.

Dominique Adrian

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