Une Sémiramis d'ambiance à l’Opéra Orchestre Normandie Rouen

Xl_25cd0605orn_0678 © Caroline Doutre

Second opéra seria de Rossini adapté d’une tragédie de Voltaire (après Tancrède, l’affiche de l’Opéra Orchestre Normandie Rouen la saison dernière), Sémiramis est l’œuvre qui veut toujours aller plus loin. Un belcanto aux dimensions audacieuses, tel un chant du cygne au genre (par un compositeur quittant l’Italie pour s’installer en France), et également à l’image de son éminente tragédie. Sémiramis, cruelle reine babylonienne, doit annoncer le nom de son nouvel époux. Elle jette son dévolu sur le jeune Arsace, qui aime en réalité sa fille Azema. L’apparition surnaturelle du précédent roi disparu, Nino, paralyse l’assemblée, et en particulier Sémiramis et Assur, responsables de son assassinat. Arsace découvre être le prince héritier, fils de Nino et de Sémiramis, après avoir consommé le mariage avec sa mère. En voulant se venger contre Assur, il poignarde sa génitrice, et est reconnu roi par le grand prêtre Oroe.

Même metteur en scène, scénographe et costumier à Rouen que dans Tancrède (et quelques décors réutilisés), mais concept radicalement différent : Pierre-Emmanuel Rousseau se risque, avec succès, à une ambiance mystérieuse et moite (soutenue par les lumières de Gilles Gentner) plutôt qu’à une illustration en action, ce qui lui permet d’avancer ses pions lentement, en donnant du temps au temps long des airs. Les sociétés secrètes (inratable citation du film Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick) et de pouvoirs surnaturels (esthétique très années 1980 du film de vampires Les Prédateurs de Tony Scott) coulent de source avec ces personnages qui se soucient davantage de leur dévotion aux rituels sacrificiels du temple de Baal qu’à leurs propres intrigues d’antichambre. Pierre-Emmanuel Rousseau superpose le visible et le non-visible, l’intime et le fantastique, à travers des détails infinitésimaux (parfois tellement qu’on peut hélas les manquer), qui par leur somme, font comprendre la mécanique rituelle imperturbable de la cour de Sémiramis. Les énigmes se résolvent quand de nouvelles questions se posent, et les protagonistes se révèlent, grâce à une synthèse du langage visuel, qui évite la sur-explication et nourrit l’imagination. La scène de folie d’Assur est à ce titre particulièrement bien menée, grâce à la sensorialité distincte entre le chœur (qui croit voir Assur halluciner) et Assur (réellement pourchassé par un fantôme qu’il est le seul à voir), tandis qu’Azema devient pivot, et ce, jusqu’à la dernière seconde.

Sémiramis, Opéra Orchestre Normandie Rouen 2025
Sémiramis, Opéra Orchestre Normandie Rouen 2025 (c) Caroline Doutre

L’histoire d’amour entre Karine Deshayes et Rossini n’est plus à prouver ; elle le montre encore une fois avec le rôle-titre, qu’elle incarne dans l’invincibilité défiante, puis dans la maternité meurtrie. Elle cherche toujours la musique au-delà de la ligne et entre les lignes, ainsi que la résonance, l’articulation et la contenance de la liaison, qui feront du discours musical un événement au cœur battant, à chaque seconde et dans la continuité. Franco Fagioli semble davantage subir la partition d’Arsace que la conduire. Non seulement les changements de registre et les respirations piétinent toute notion de finesse et de bon goût, mais la routine de simagrées alourdit par ailleurs une phrase qui n’a déjà pas grand-chose à dire. Les récitatifs aléatoires s’accompagnent en outre d’une passivité scénique, malgré l’alignement des notes et une liberté qui auraient pu faire effet avec un minimum de musicalité… On s’accroche à son fauteuil à la moindre intervention de l’extraordinaire Assur oxymorique de Giorgi Manoshvili. Perception modifiée et émotion intacte, il garde l’émission en surface du sensible et varie le jeu dans le lointain. On croit le connaître tout en assumant le redécouvrir : l’interprétation honore clairement le beau chant, et tisse en même temps une toile complexe au sein de l’écriture rossinienne pourtant codifiée de l’opéra seria. Chapeau bas ! L’air prodigieux (et kamikaze, à coups de contre-mi bémol) et les élégantes nuances d’Alasdair Kent effacent les quelques légères rigidités au premier acte. Grigory Shkapura campe un imposant Oroe, qui cible et engloutit de densité, et Natalie Pérez fait oublier le peu de notes que lui donne Rossini (au demeurant très bien assurées) par une motricité modèle d’actrice.

Pour l’Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen, c’est une autre histoire. Les hautbois et piccolo très mal accordés et les cors baveux de la première partie ont beau s’améliorer après l’entracte, les contrebasses restent fausses pendant toute la représentation. Peu d’attaques (notamment de vents) sont véritablement ensemble, le tempo se perd régulièrement, mais la responsabilité est plutôt à aller chercher du côté de la cheffe Valentina Peleggi, partisane d’une banalité musicale et d’une construction en blocs brouillons. Sous sa baguette naît un belcanto rugueux, une masse constipée qui fait fi des strates et des équilibres sonores, et dont il manque la cuisine interne. Surgit, au début du deuxième acte, une belle échappée verdienne, parenthèse vite balayée par une lourdeur pseudo-beethovenienne qui ne laisse jamais respirer les textures instrumentales ou fredonner les thèmes. Le bruit gagne du terrain et la subtilité s’en est allée, sur ces pages si prenantes.

Thibault Vicq
(Rouen, 10 juin 2025)

Sémiramis (Semiramide), de Gioachino Rossini :
- à l’Opéra Orchestre Normandie Rouen, jusqu’au 14 juin 2025
- en version de concert au Théâtre des Champs-Élysées le 17 juin 2025

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