Un Otello pour Desdemona à l’Opéra national du Rhin

Xl_adriana_gonz_lez__desdemona___mikheil_sheshaberidze__otello__gp-4522hd1hdpresse © Klara Beck

On vient voir un drame humain ; on sort en ayant l’impression de n’avoir rien vu. On vient vivre l’expérience d’une partition de spontanéité ; on sort en ayant ressenti si peu, à part avoir assisté à la naissance d’une très grande Desdemona, avec Adriana González. Après plus de quarante-cinq ans d’absence, Otello de Verdi revient donc à l’Opéra national du Rhin.

À force, on a bien assimilé le « système » Ted Huffman : du blanc, des décors minimalistes et une direction d’acteurs et de corps qui prend possession du plateau. Mais ça, c’est quand il y met de la bonne volonté. Si sa nomination à la tête du Festival d’Aix-en-Provence est certes arrivée pile en même temps que ce spectacle (cofinancé par l’Opéra national de Nancy-Lorraine et les Théâtres de la Ville de Luxembourg), ce n’était pas forcément une raison de laisser ce spectacle dans le flottement. Car il ne propose aucune incarnation, n’oriente aucunement l’ambiance lumineuse, n’amène pas vers le féminicide de Desdemona. Il ne fait juste rien d’Otello et de sa musique. Entre les trois pauvres murs blancs en guise de décor (sur un sol en laiton, c’est plus chic), l’ennui, l’embarras et la non-substance dictent leurs lois. Ted Huffman est pris à son propre piège du vide dans une enveloppe cool et trendy, qu’il essaie de faire passer pour du « théâtre élisabéthain » dans ses notes d’intention. On a connu justification un peu moins éhontée dans des carnets de correspondance.

Otello - Opéra national du Rhin (2025) (c) Klara Beck
Otello - Opéra national du Rhin (2025) (c) Klara Beck

Speranza Scappucci (dont c’est le premier Otello), elle, n’avait pas piscine. Elle raconte le son, en particulier dans les deux premiers actes, par une fluidité de motifs détaillés dans la roche. L’instant prime, jamais effleuré. On entend la pluralité du « grain », de la matière, ainsi que du discours verdien tardif. En ouvrant sa malle à trésors auditifs, elle libère une ivresse de production sans répit, comme si l’histoire se créait à partir de ses indications de baguette. La sculpture du tempo l’amène à retarder subtilement la résolution des accords, dans une atmosphère troublante, propice aux dissonances, et dont l’homogénéité caractérisera la seconde partie. L’expérimentation n’est alors plus à l’ordre du jour, les structures se cristallisent en blocs qui, s’ils suscitent moins de surprise qu’avant l’entracte, contribuent à un récit davantage en contact avec ses personnages. La cheffe utilise toutes les possibilités d’un Orchestre philharmonique de Strasbourg bien aéré, cohérent dans ses cordes, quoique la justesse améliorable des bois (et les attaques associées) gagnerait à traduire encore davantage cet esprit de corps.

La correspondance entre Adriana González et Speranza Scappucci se fait tout de suite sentir, ne serait-ce que par les sidérants courants de nuances et de phrasé de la soprano, voguant sur l’expressivité discrète et enracinée des pupitres. Elle instille vérité et noblesse dans une avancée de langage mélodique. Son chant s’écrit et se dévoile pour témoigner, narrer, concrétiser, avec la solidité du roc et une assurance passe-muraille. Elle diversifie les émissions pour finalement toucher au sublime dans les troisième et quatrième actes, traversés par un flow de musicalité et une incroyable gestion du souffle.

Otello - Opéra national du Rhin (2025) (c) Klara Beck
Otello - Opéra national du Rhin (2025) (c) Klara Beck

L’entente de musique avec l’orchestre semble en revanche moins s’affirmer avec les deux autres chanteurs principaux. Daniel Miroslaw (Iago) sait où faire aller sa projection et son chemin de voix, mais le placement souvent fluctuant et les attaques parfois trop violentes desservent durablement ses intentions, qui sombrent dans la monotonie. Si Mikheil Sheshaberidze, dans le rôle-titre, a le concret de la terre et la liberté du rêve, il cultive un caractère décorrélé de la fosse, comme si ce qu’il chantait n’était que le fruit des pensées d’Otello. Une dynamique s’installe aux I et II, et on profite d’un timbre qui unit la fissure et la braise, pour un protagoniste hors de la convention. Cependant, sur la durée, à trop faire cavalier seul (et à manger les temps), il demeure en dehors et peine à évoluer dramaturgiquement. Joel Prieto, directif et riche de couleurs, tient Cassio d’une fraîcheur iodée. La cohabitation du Chœur de l’Opéra national du Rhin et d’une partie du Chœur de l’Opéra national de Nancy-Lorraine galvanise quant à elle par sa vigueur collective dans les grandes scènes, et qu’importe les quelques retards, car ils font ressentir le regard d’une société oppressive davantage que ne l’aura fait Ted Huffman pendant toute la soirée.

Thibault Vicq
(Strasbourg, 29 octobre 2025)

Otello, de Giuseppe Verdi, à l’Opéra national du Rhin :
- à l’Opéra de de Strasbourg jusqu’au 9 novembre 2025
- à La Filature (Mulhouse) les 16 et 18 novembre 2025

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