Streaming : quand Clari rencontre Bartoli à l’Opernhaus Zürich

Xl_clari_opernhaus_z_rich © Opernhaus Zürich

Pour certains, La Juive de Jacques Fromental Halévy passe déjà pour du répertoire de niche, alors que dire de Clari, son opéra semi-seria créé en 1828 ? Cecilia Bartoli a pris à-bras-le-corps le projet de ressusciter l’œuvre à l’Opernhaus Zürich en 2008, peu après son album Maria (retraçant les rôles de la cantatrice Maria Malibran). Clari est un avant-goût de ce que le compositeur a pu écrire pour le grand opéra : une musique théâtrale, d’impressionnantes pyrotechnies vocales dans des longues scènes donnant lieu à des orchestrations d’orfèvre. Du Rossini à la française, si on voulait vulgariser (très grossièrement) l’affaire ! Le point noir : un livret insignifiant, qui s’englue dans d’interminables nunucheries. Cependant, le streaming proposé par la maison zurichoise est un incontournable ce week-end pascal pour son bouquet de voix en culmination florale.

Clari est une paysanne enlevée de chez ses parents par un Duc qui lui fait vivre la vie de château mais occulte sans cesse la date d’un mariage éventuel. Lors d’une pièce de théâtre organisée en son honneur le jour de son anniversaire, la jeune femme s’évanouit, confuse par le réalisme des situations. En crise existentielle, elle s’échappe de sa chambre pour rejoindre définitivement le domicile familial, mais son père, furieux contre elle, la repousse. Le Duc part à la recherche de Clari pour lui prouver son amour ; il la demande en mariage devant ses parents. La mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier rythme efficacement ce récit à l’eau-de-rose grâce à des espaces bien agencés (même si l’intérieur trendy de 2008 accuse son âge). Alors oui, on pourra toujours trouver à redire sur l’esquisse ridicule de la « haute » à l’acte I ou le mépris de classe du III (chez les ménages modestes, c’est bien connu, la femme fait la cuisine pour l’homme bourru qui regarde le foot à la télé), mais le duo possède un vrai talent pour ne jamais ennuyer et surtout pour relever le défi des airs qui durent et durent. Les idées fusent et parviennent à insuffler un regard d’aujourd’hui à ces péripéties d’un autre temps…

L’orchestre La Scintilla (formation baroque de l'Opernhaus Zürich) se trouve tout à fait à son aise dans les contrastes frappants que le chef Adam Fischer instaure en norme. L’accumulation des détails de la partition en souligne la richesse et permet d’en concevoir les mouvements et la structure, comme un tableau pointilliste décrypté avec la distance. Le chef ne se repose jamais sur ses lauriers, et chaque scène contribue à ajouter sa pierre à l’édifice de l’œuvre. Il allonge ou rétrécit le spectre du temps musical grâce à toutes les ponctuations qu’il met en lumière. Sautillant, substantiel, Adam Fischer évite avec brio la langueur et les atermoiements tout en faisant passer les bulles de champagne au premier plan, dans une gestion du tempo toujours idéale, dans une accentuation résonnante.

Le Chœur de l’Opéra de Zurich s’avère insubmersible et participe au soutien indéfectible d’une distribution de prestige. On dirait que le rôle de Clari a été écrit directement pour Cecilia Bartoli, qui s’amuse comme une gamine dans ces tours de manège d’ambitus. Dans son sillage vocal, l’amour en apparence futile se transforme en contrat social, en sujet essentiel. D’un timbre miellé, elle livre ses lignes et leur envers signifiant dans un souffle extensible. Encore une prestation de feu à son palmarès, qui lui vaut d’être ovationnée avant même le tomber de rideau ! John Osborn fait également appel à tout un attirail dramatique pour incarner le Duc. Le vertige du legato, des vocalises, du rubato et de l’expressivité, est à son comble. Et puis soudain, un contre-ré ! L’épuisement lui semble impossible, et il sertit de notes vivifiantes tous les moules musicaux auxquels il prend part. On ne pouvait rêver d’un meilleur couple. Oliver Widmer, dans une veine truculente et « figaroesque », donne la réplique à l’imaginative Eva Liebau, sans oublier le très solide père tragique de Carlos Chausson et la mère d’un grande dignité interprétée par Stefania Kaluza. Halévy a de belles années devant lui !

Thibault Vicq
(opernhaus.ch, avril 2021)

Clari, de Jacques Fromental Halévy, en streaming sur le site de l’Opernhaus Zürich jusqu’au 5 avril inclus

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