Streaming : L’Amour de loin, de Kaija Saariaho, par Robert Lepage au Metropolitan Opera

Xl_l_amour_de_loin © Metropolitan Opera

En l’an 2000, la compositrice Kaija Saariaho plongeait dans le grand bain de l’opéra avec L’Amour de loin, au Festival de Salzbourg (co-commande du Théâtre du Châtelet et du Santa Fe Opera). En moins de vingt saisons lyriques, l’œuvre comptera pas moins de cinq productions au compteur ! Le Metropolitan Opera de New York retransmettait cette semaine la dernière production en date – celle de Robert Lepage –, qu’il a accueillie en 2016.

Parmi les énigmes de l’humanité, l’amour et la mort sont sûrement les plus perceptibles dans le monde lyrique ; Kaija Saariaho les fait intervenir de façon abstraite et expérientielle dans L’Amour de loin. Avec l’écrivain Amin Maalouf au livret, elle adapte l’histoire vraie du troubadour girondin Jaufré Rudel qui, lassé des plaisirs futiles au XIIe siècle, s’adonne en chanson à l’amour courtois. Un Pèlerin lui confirme avoir rencontré lors de son dernier voyage en Orient, la Comtesse de Tripoli, correspondant en tous points à la femme rêvée et inaccessible louée par Jaufré. Le Pèlerin s’empresse de faire parvenir la nouvelle d’un admirateur en Occident à la Comtesse, qui se montre touchée par cet « amour de loin ». Jaufré est déterminé à la rencontrer à Tripoli, connaissant désormais son prénom : Clémence. La peur de ne pas avoir fait le bon choix détériore son état de santé ; à son arrivée, il expire dans les bras de sa muse.

L’écriture donne chair aux divagations des personnages par le processus de communication : l’annonce de Jaufré au Pèlerin, la révélation du Pèlerin à Clémence, le compte-rendu du Pèlerin à Jaufré, le voyage. La merveilleuse musique spectrale et lyrique de Kaija Saariaho exprime non seulement l’authenticité prosodique de ces allers-retours, mais aussi l’émotion de l’attente et les environnements naturels dont sont ceints les personnages. La poussière de la ville, le bruissement des feuilles et la fraîcheur de la nuit se matérialisent par les instruments, dirigés avec un immense raffinement et dans une idylle vaporeuse par Susanna Mälkki (qui effectuait ses débuts au Met). Si hautbois, harpe, flûte et percussions sont bien là pour esquisser un Orient magique et parfumé, le traitement en nappes évoque surtout les pensées gigognes d’une fervente imagination. On explore au microscope l’infiniment petit à travers les sons, qui divisent les instants en des moments encore plus nombreux.

Les impressionnants légatos du rôle de Jaufré sont défendus par un Eric Owens en apesanteur. Le baryton laisse durer ses phrases, tamise sa projection, use de son pouvoir pour ne jamais rendre cette histoire banale. La peur et les regrets jaillissent, et ses derniers sont déchirants de sincérité, dans une voix aussi cassée que sa pureté d’âme demeure intacte à sa rencontre avec Clémence. Celle-ci est superlative, comme en improvisation, sous les traits de Susanna Phillips. Les aigus et arabesques requis par la partition sonnent avec ingénuité, noblesse et souplesse. La soprano illustre ardemment le dilemme entre l’homme et le poète, ainsi que les eaux dormantes de ses doutes. Enfin, la mezzo Tamara Mumford met à profit le grave et le médium, impressionnants, pour apporter dans ses lignes la caution du réel. Le texte respire dans un carnet de voyage vocal, fidèle et cartésien (avant l’heure), qui contient la raison d’un personnage qui agit plus qu’il n’imagine.

Robert Lepage a imaginé avec le scénographe Michael Curry une mer de diodes électroluminescentes (LED), symbolisant à la fois ce qui sépare Jaufré et Clémence, et la raison d’être du Pèlerin. La chorégraphie hypnotique de ces éléments épouse les couleurs du ciel et des passions, en particulier au début de la deuxième partie, véritable défi technique et victoire esthétique. Le décor lumineux installe une touche mythologique à cette histoire de ressenti, où pourraient apparaître des sirènes et des nymphes. Une passerelle fait prendre de la hauteur aux personnages pour complexifier les mouvements scéniques, tandis que les excellents Chœurs du Metropolitan Opera sortent soudainement de l’« eau » pour s’adresser à Jauffré. Le connu et l’inconnu, le visible et le caché se complètent pour rejoindre les dernières paroles de Clémence : « Je suis veuve d’un homme que je n’ai pas connu ». On le sait bien, Pierre de Marbeuf aura le dernier mot : « Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage ».

Thibault Vicq
(metopera.org, 6 mai 2020, retransmission de décembre 2016)

La production reste disponible via la plateforme Met Opera on Demand.

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