Sonya Yoncheva et Malcolm Martineau, ou l’éducation du piano Salle Gaveau

Xl_sonya-yoncheva_salle-gaveau_2021 © Nicolas Mathieu

Qu’il s’agisse de l’instrument ou de la nuance, le piano (ou le piano) fait toute la différence en récital. Malcolm Martineau et Sonya Yoncheva en font un principe majeur de leur programme « Ad una stella », présenté Salle Gaveau hier soir dans le cadre de sa riche saison lyrique.

Parlons-en, de ces piano de la soprano sur le répertoire en français, dans ce juste milieu d’un for intérieur incertain qui s’exprime en touches ronronnées. La Vie intérieure de Duparc descend les marches du murmure, et Chanson triste sort la carte intimiste et câline, quoique finalement trop conventionnelle. Chez Chausson, elle utilise sa voix comme un bouclier dont la paroi fait le contact transitoire avec la note suivante, ou utilise son souffle pour définir un langage mélodique unique en son genre. Ces « oui » aspirés qu’on rencontre parfois au quotidien par des personnes peu intéressées par ce qu’on dit, elle les twiste dans l’autre sens en expirant une matière de mots et en insufflant toute la matière dont ils doivent être faits. Et puis sur Les Filles de Cadix de Delibes, c’est la présence de l’actrice qui prime. Sonya Yoncheva est là, radieuse. Mais alors, qu’est-ce qui cloche dans cette première partie ? Sûrement un peu le manque d’écoute du pianiste, mais surtout la contextualisation de ces piano qu’elle maîtrise si bien. La technique est au beau fixe quand l’émotion semble remise aux calendes grecques. Cela se ressent particulièrement dans les transformations des nuances vers le forte. On aurait rêvé de balbutiements, de chemins de lumière triomphaux. Or la chanteuse bulgare fait exploser les sentiments, « puccinise » sa prosodie et ses textures, revendique ces intensités trop vaillantes de quelques instants, et annihile donc la vraie nature de ses piano. Le travail sur le son est extrêmement travaillé, mais le texte n’est pas « (ré)interprété », d’autant que la compréhension du français par nos exigeantes oreilles s’avère très problématique. Où sont les points d’interrogation ? Que sont devenues les incertitudes ? Le mystère des masques et des changements de personnages, voilà tout ce qui demeure au pied de la porte pendant tout le premier acte.

Il suffit d’un entracte et du passage à l’italien pour que les réserves de la première partie s’effacent. La langue de Puccini assure les courants de voix, et les aigus se présentent comme des stalactites sous forme d’épées de Damoclès dans Mentia l’avviso. Canto d’anime enfonce des piquets de notes avec injonction et grandeur. Martucci la fait déménager vers un déchirement granuleux accompagnant une transcendance sur une bouleversante route à virages. Sa « voix éponge » décide des architectures dont Verdi est bénéficiaire. La phrase se caractérise par sa ferme charpente, et s’ouvre aux chakras des interstices. Là aussi, le piano est un acteur parmi d’autres, mais diablement bien intégré à des univers qui accueillent bien volontiers le lyrisme et les aménagements sur mesure.

Malcolm Martineau est un prodige pianistique de la mélodie. Main gauche solennelle et main droite promeneuse chez Duparc, accompagnateur parfait de virtuosité quand épate il y a au chant, source pure et écoulement dans la musique française : il compose un work in progress à partir des intentions de sa partenaire musicale. Il mélange vitrage et cascades avec brio chez Pauline Viardot dans une pièce qui symbolise le mieux le mariage symbiotique du toucher et du timbre entre l’instrumentiste et la chanteuse. Le temps des lilas, qui parle du printemps perdu, se teinte de trajectoires sublimes de fin d’automne. Troublant et édifiant. Malcolm Martineau incarne à lui seul une salle des machines : les turbines de la musicalité, les mouvements de ruissellement, la cadence des arpèges bien bâtis. Il ne cesse de surprendre par son approche pointilliste de Puccini et son appétence pour les interlignes. La lisibilité de tous les états intermédiaires, c’est à lui qu’on les doit. Rachmaninov retentirait presque dans les pages de Martucci : le pianiste en extirpe une âme des tréfonds des accords répétés, avant d’envoyer l’ouïe dans une cour de récréation de forces gravitationnelles, ou de ralentir l’échéance des fin de phrases feutrées de Sonya Yoncheva. Il maçonne une musique multi-instrumentale laissant la place à toutes les articulations, mêmes les plus opposées. Les trois bis ultraconnus (airs de Mimì, Carmen et Manon) font eux aussi entendre de nouvelles sonorités, en particulier dans une Habanera où les silences jouent un rôle clé dans la sensualité de l’exécution. Applaudissements sincères d’un public venu peu nombreux, mais conquis par cette opération séduction du piano et du piano.

Thibault Vicq
(Paris, 21 octobre 2021)

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