Sondra Radvanovsky, Jonas Kaufmann : ainsi font font font Aïda et Radamès à l’Opéra de Paris Bastille

Xl_vincent_pontet___opera_national_de_paris-aida-2020-2021---vincent-pontet---onp--10--1600px © (c) Vincent Pontet

On pourrait se dire que la reprise de la Bastille a eu lieu avec le live à huis-clos de La Flûte enchantée (dans la mise en scène de Robert Carsen, vue en 2019) sur la plateforme « L’Opéra chez soi » le mois dernier. Mais c'est cette nouvelle production d’Aïda qui lance bel et bien la saison 20-21 de l'Opéra de Paris, non pas uniquement pour son trio de stars (Sondra Radvanovsky, Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier), mais pour la mise en scène « concept » de la Néerlandaise Lotte de Beer – qui, au pire, devrait seulement réveiller les rageux, au mieux ouvrir le débat.

Le timing concorde avec la parution récente du rapport sur la diversité à l’Opéra national de Paris, commandé par Alexander Neef. Comment représenter l’œuvre pharaonesque de Verdi créée au Caire après la construction du Canal de Suez, sans tomber dans les stéréotypes occidentaux sur ce que pouvait être l’Égypte antique dans son conflit contre l’Éthiopie ? Pour Lotte de Beer, Aïda est un opéra géopolitique hérité de la colonisation et de la réappropriation occidentale d’une certaine représentation de l’Afrique. La première partie du spectacle est une franche réussite. Si les actes III et IV paraissent plus abstraits, ils ne sont pas exempts d’une certaine mélancolie (peut-être une réflexion plus large sur la colonisation ?), mais seront à réévaluer lors de leurs reprises dans les prochaines saisons.


Aïda, Opéra de Paris (2021) (c) Vincent Pontet

Cette production d'Aïda trouve sa vitesse de croisière dans les salles d’une exposition ethnologique aux belles tapisseries vertes. Des objets en vitrine laissent découvrir « l’autre » à travers le prisme d’une identité standard occidentale fin XIXe. Le départ à la guerre de Radamès est une représentation, une mise en situation sur un piédestal. Des tableaux vivants recréent dans un élan très stimulant, à la fin du deuxième acte, des images de propagande politique (Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard ou une Liberté guidant le peuple pour la peinture, les soldats américains d’Iwo Jima pour la photographie, notamment). Aïda et son père Amonasro sont des marionnettes à taille quasi-humaine, développées par Mervyn Millar (de la compagnie Significant Object), à partir d’esquisses de la peintre zimbabwéenne Virginia Chihota. Deux ou trois personnes manipulent les marionnettes, tandis que les chanteurs de ces deux rôles sont à proximité. Le procédé procure un incroyable tremplin aux propres doutes des personnages, pour malheureusement perdre en lisibilité dans la deuxième moitié de la soirée. On en vient à se demander ce qui arrive réellement dans le cachot de la scène finale : qui (ou quoi) meurt vraiment dans les bras de Radamès ? À force de trop pousser la métaphore, Lotte de Beer perd les spectateurs en route sous le spectre des générations sacrifiées par le colonialisme…

Le problème repose surtout sur les interactions désincarnés entre les deux marionnettes, alors que Sondra Radvanovsky et Ludovic Tézier essayent tant bien que mal de ne pas paraître plus expressifs que leurs avatars à ficelles. La soprano connaît le rôle sur le bout des doigts : elle rend compte de la suffocation de la condition d’Aïda, de la rapidité du destin, mais aussi de la force de sa foi en l’amour. Dans une oasis de nuances, elle pose les pierres d’une confrontation parfois vive avec le monde. Projection, souffle, tout y est. La marionnette ne pourrait être plus de chair et d’os que le portrait qu’elle en fait ! Le baryton chante la danse de la terre, de la poussière et de l’âme contre vents et marées. Sa stabilité et son interprétation « introvertie » du rôle varie les facettes qu’il peut mettre en avant. 


Jonas Kaufmann, Aïda, Opéra de Paris (2021) (c) Vincent Pontet

Les clairs-obscurs sont bien sûr la signature de Jonas Kaufmann : il développe une synthèse du langage vocal chez Radamès, qui est tout le contraire de l’emphase. Il a cette façon de faire ruisseler les phrases avec un naturel désarmant, d’allonger ou d’ « essorer » sa voix pour n’en garder que le message important. On doit avouer qu’on ne l’entend pas toujours en raison de l’aspect patiné qu’il donne au chant de son personnage. On lui reconnaît cependant la poésie apportée à ses duos avec la poupée humanisée d’Aïda. Le sublime finale, où le ténor se libère de la représentation du militaire modèle, évacue de manière bouleversante les refoulements dus aux plis de la société dans le début de l’œuvre. Ksenia Dudnikova est une Amneris sanguine et intense qui pourtant ne cherche jamais à heurter vocalement. Elle instille une mécanique insidieuse, mue par le pouvoir et la reconnaissance, sans perdre en volcanisme intérieur. Elle tient cette complexité avec brio pendant toute la représentation. Soloman Howard gagnerait quant à lui à être un peu moins statique dans ses lignes pour étendre la palette de son timbre puissant, quand Dmitry Belosselskiy pèche par trop de confort. On peut aussi noter l’unité et la solidité du Chœur de l’Opéra national de Paris !

Au fond, la raison la plus flagrante pour se précipiter sur cette Aïda 2021, c’est l’Orchestre de l’Opéra national de Paris en apothéose sous la merveilleuse direction de Michele Mariotti. La musique inonde le plateau et les volumes de la salle, le grandiose s’exprime jusque dans les demi-tons omniprésents et les détails orientalisants. Le chef multiplie les ambiances, avec des cuivres de péplum, des cordes feutrées, et des magnifiques solos de hautbois et de clarinette qui n’ont pas changé de qualité depuis le monde d’avant. On suit la hauteur de cette marée à chaque moment de la soirée, et on est ébahi de la richesse des coloris qui résonnent. L’asymptote des nuances n’existe pas : Michele Mariotti pousse les limites sans cesse plus loin dans l’infiniment grand ou l’infinitésimal. Triomphe de la peur, du suspense ou de l’amour, la flèche tirée d’un arc prêt à l’attaque atteint son but. La reprise de la Bastille est bien enclenchée !

Thibault Vicq
(Paris, 18 février 2021)

Aïda, de Giuseppe Verdi, visible sur Arte le 21 février à 14h05, puis sur arte.tv jusqu’au 20 août 2021 (et un jour sans doute au cinéma). Diffusion sur France Musique le 27 février à 20h

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