Pablo González et l’Orchestre national d’Île-de-France matent Ivan le Terrible de Prokofiev

Xl_ivan_le_terrible_-_philharmonie_de_paris © Thibault Vicq

Une fresque cinématographique sur Ivan IV Vassiliévitch, le premier tsar de Russie, ne pouvait que faire frétiller Staline dans les années 40. Le grand réalisateur Sergueï Eisenstein l’a fait, ou du moins s’est lancé dans un triptyque – Ivan le Terrible, du surnom du souverain, à la cruauté sanguinaire avérée – qu’il n’a jamais pu achever. Le tandem avec Sergueï Prokofiev sur Alexandre Nevski en 1938, se reforme. Tout va pour le mieux sur la première partie (1944), récipiendaire du Prix Staline : Ivan conquérant, Ivan charismatique, Ivan expropriateur des bourgeois propriétaires (boyards), Ivan gardien du temple de la « grande Russie », dans des plans fixes de caméra captant les mouvements des personnages. La deuxième partie (1946), tournée vers les intrigues de palais et les faiblesses du tsar, crispe le Petit Père des peuples. Interdiction en bonne et due forme ! La mort du cinéaste en 1948 douche tout espoir de complétude. Abraham Stassevitch, collaborateur musical du film, constitue en 1961 un recueil des moments d’anthologie, sous forme de cantate, comme Prokofiev lui-même plus de deux décennies auparavant pour sa « bande originale » d’Alexandre Nevski. L’Orchestre national d’Île-de-France en a fait son choix – excellent, l’œuvre lui va comme un gant – pour débuter 2023, avec le chœur Stella Maris, Rachael Wilson et Ivo Stanchev.

Dans la Grande salle Pierre Boulez (Philharmonie de Paris), Pablo González trouve d’emblée l’articulation idoine pour les inspirations populaires de Prokofiev. Le chef espagnol passe Rimski-Korsakov et Moussorgski à la moulinette d’un miroir déformant, méthodique et incisif. Il fait ronfler les basses comme des guides suprêmes à partir desquelles les paysages se modélisent. Il tient avec une poigne impressionnante les rênes de chevauchées grandioses, à la trompette virevoltante et à l’orchestre sculpté par les intempéries imaginaires, tout comme des passages plus sombres et mélodramatiques aux élans mahlériens. Il atteint un équilibre de solennité et de développement de personnages, même sans renforts des images d’Eisenstein. Les superbes cuivres participent aux chorals avec la vitalité du récitatif, les percussion « sèches » s’incorporent au mouvement et à l’étalement généraux – généreux, même – du son, les cordes au toucher de satin sont pesées au milligramme dans une communion des archets, les bois se passent et se repassent les motifs en millefeuilles continus. Le moelleux du pirojki et la chaleur du pelmeni vont et viennent, tandis que les tenues font émerger des constellations florissantes de notes révélées. Les instrumentistes débutent l’Ouverture en phrases de projectiles rasants, grandissent en nuées, s’échangent la goguenardise des timbres sans le moindre mal. Pablo González donne matière à la monumentalité de la partition, qu’elle figure des scènes, une nature ou du textile. Il laisse filer la musique dans sa course folle, comme s’il avait dans l’oreille le clic du ciné-concert, ce qui lui permet de ne jamais lâcher la tension ou le foisonnement. Tel un filtre, l’orchestre colore et transforme ce qui le traverse. Le pouvoir du cinéma, ou de la mémoire vivante, en somme.

On comprendrait que les trois autres salles qui accueillent ce programme ne puissent pas recevoir un effectif dantesque, mais le chœur Stella Maris paraît tout de même en sous-effectif au regard de l’importance de la polyphonie vocale. Olivier Bardot a minutieusement préparé son ensemble dans la complémentarités avec l’Orchestre national d’Île-de-France, dans la portée allégorique des voix du peuple, ainsi que dans la cire miellée de sa stratification. Une perte de vitesse s’installe néanmoins dans la deuxième moitié, trahie par des attaques peu précises des sopranos et le désengagement émotionnel des ténors. Le rapport de force quant au volume serait-il en cause ? Peut-être, mais ça n’explique pas pour autant la diminution des équilibres entre les voix dès le numéro 13. La mezzo Rachael Wilson a beau manquer de graves, le medium et l’aigu sont le repaire chaleureux de voyelles rondes et épanouies au sein d’une phrase exquise. La basse bulgare Ivo Stanchev auréole son unique intervention d’une violence amusée particulièrement maîtrisée. Un récitant (Sébastien Dutrieux) articule les épisodes entre eux, dans la peau du conteur (engagé), d’Ivan (un peu trop gentil) et d’autres figures de sujets. La boucle est bouclée, mais c’est surtout le luxuriant orchestre qu’on retiendra ce soir !

Thibault Vicq
(Paris, 10 janvier 2023)

Ivan le Terrible, de Sergueï Prokofiev :
- au Centre des Bords de Marne (Le-Perreux-sur-Marne) le 12 janvier 2023
- à L’Onde (Vélizy) le 15 janvier 2022

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading