Matthias Goerne glorifie le Lied allemand au Palais Garnier

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Le Lied allemand de 1857 à 1948 cultive l’art de l’écart : Wagner s’autorise une parenthèse chambriste entre Lohengrin et Tristan et Isolde, Hugo Wolf renoue en 1897 avec les poèmes de la Renaissance italienne (Michel-Ange), Hans Pfitzner cherche à s’opposer à la nouvelle École de Vienne dans le post-romantisme originel, et Richard Strauss juxtapose la temporalité des états d’âme et l’infini au sein d’une peinture musicale tonale en instantanés.

C’est le marbre qui commence cette soirée, un marbre raide et mortifère, en retrait des drapés sculpturaux comme signe de vie. Wolf signe un matériau musical âpre que l’alchimiste Matthias Goerne va transmuter du minéral au lumineux. Le chaudron et la fumée rocailleuse tiennent la malédiction du passé prisonnière d’un esprit en questionnement. Le baryton fléchit maladroitement devant les graves du destin et ne trouve pas toujours la justesse escomptée à ses attaques. Le pianiste instaure une dureté qui ne fait pas révéler la pierre tombale poussiéreuse et montre trop la difficulté de ses enchaînements. Reste une captivante asymétrie entre la liberté rubato du chanteur et le couperet rythmique peu à peu louré de Seong-Jin Cho, que la conclusion matelassée détendra.

Le végétal fend la froide roche dans les Lieder de Pfitzner, où le narrateur s’imbibe de la nature vivante. Le ternaire de « Sehnsucht » apaise le pianiste dans un agréable balancement d’errance du promeneur le long d’un chemin. Le baryton raconte, s’approche du fantasme de son aimée absente jusqu’à un « Ich liebe dich » lancinant. Il prend la forme de la terre mouillée au contact de laquelle les fleurs s’épanouissent, s’élance d’un timbre anisé quand la nuit réveille sa force, économise un souffle prodigieux qui balaye de majesté ses arabesques de nuances. Il embrasse les paysages et l’amour de loin, en place d’un divin colérique et sous la peau d’un mortel plus pacifique (dans « Nachts », sur un poème d’Eichendorff), avant de reprendre le contrôle ferme de sa ligne rythmique. Seong-Jin Cho modélise splendidement les états stationnaires, d’une pédale sourde pour illustrer le coucher du soleil dans un souffle qui meurt (« Es glänzt so schöhn die sinkende Sonne ») aux divers mouvements des éléments. Il ouvre ses phrases comme des bourgeons, pique comme l’épine d’une rose, assène comme l’arbre qui plie. « An die Mark » symbolise le plus cette harmonie enracinée dans le texte : l’hiver et le printemps se succèdent grâce à la transmission de la terre, rendue féérique par un mezzo voce irréel et une brise en apesanteur des cordes frappées.

Les Wesendonck-Lieder, dont Wagner était particulièrement fier, témoignent de son affection amoureuse pour l’épouse de son mécène, Mathilde Wesendonck. Matthias Goerne excelle dans les crescendos de passion et dans la pollinisation sonore, il chante le silence du désir quand le piano fait s’essouffler le fantasme, il tronque la logique des phrases et les reconstitue en pieux soupirs. La richesse des motifs et de l’harmonie dans « Im Treibhaus » annonce le prélude de l’acte III de Tristan et Isolde : les mains de l’instrumentiste soignent le tintement des trémolos et la rosée microfluidique, à l’orée d’une nostalgie vocale pleine de remords. Les légatos gaillards du baryton bravent les courants violents des touches blanches et noires, puis la voix zoome et dézoome son objectif, en progression céleste, dans « Träume », sur un accompagnement fabuleusement précautionneux.

Chez Strauss, la voix est mise à nu dans une économie de moyens assurée, à l’image d’un ballon heureux qui volerait au-dessus de nos têtes. Les accords arpégés trouvent leur place avec parcimonie, le piano devient un instrument à un son qui résonne et se disperse, les accords plaqués permettent au chanteur de tracer une cohérence linéaire et densifier des graves clairs en suspension tellurique. Souplesse et bienveillance se déguisent dans la réflexion et l’intériorité chez les deux hommes. Matthias Goerne conçoit à partir de ses notes des bulles de savon qu’il éclate sans bruit, et dilue les consonnes trop fortes pour faire subsister l’essence fondamentale des modulations, notamment dans l’ultime Lied « Im Abendrot ». Seong-Jin Cho avance à pas de chat, réunit des courants d’air de notes égarées : dans une musique face au mur, il réussit à contourner le choc. Le toucher s’affaisse, l’élévation est incommensurable. Ces derniers sons concluent l’exploit de l’indicible pour ce qui constituera l’acmé de cette soirée sensorielle.

Thibault Vicq
(Paris, le 22 avril 2018)

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