
De mémoire, nous n’avions pas été aussi mal assis cette saison que dans l’Amphithéâtre en plein air de Châteauvallon, scène nationale (malgré le coussin gracieusement fourni), où se tenait Norma, le dernier titre 24-25 de l’Opéra de Toulon hors-les-murs. Qu’il est difficile pour certains de vivre en communauté et de rogner une partie de leur espace de fesses pour permettre un espace de pieds aux voisins de derrière, ou pour les personnes en situation de handicap de se frayer un chemin quand les autres spectateurs tiennent absolument à les dépasser pour courir à leur place avant eux. Depuis le public, nous appréhendons donc une partie de l’animosité qui traverse l’œuvre la plus connue de Bellini…
Plutôt qu’une mise en scène (comme en 2024 avec Cavalleria rusticana / Pagliacci), c’est une mise en espace qui a été choisie pour ce spectacle, dans un décor (Tim Notham) de sept totems rouges en flammes filiformes. Emmanuelle Bastet ne cherche pas à dépasser l’artificialité dramaturgique du bel canto ; au contraire, elle prend possession de ses longueurs et de ses langueurs pour se concentrer sur la durabilité des regards et des émotions, l’horizontalité de l’action, en opposition à la verticalité d’une scénographie rouge sur sol brillant, dans les éclairages bleus (François Thouret) qui caractérisaient déjà son travail sur Mitridate à Lausanne. Les cigales et les crapauds d’Ollioules participent à ces mouvements et à ces sons qui permettent de voir et d’entendre Norma sous un aspect plus rituel, très à propos.
Norma, de Vincenzo Bellini, avec l’Opéra de Toulon à Châteauvallon, scène nationale (Amphithéâtre, Ollioules) (c) Aurélien Kirchner
À la baguette, nous retrouvons Andrea Sanguineti, un an après une production à l’Opéra national du Rhin dont il était l’un des seuls atouts majeurs. Il doit certes s’accommoder d’une acoustique un peu capricieuse, en arrière-scène, avec un orchestre disposé de trois-quarts et un contact visuel limité avec les chanteurs, mais parvient à insuffler une dynamique de vibration d’accords pour y intégrer l’intérieur mouvant des arpèges et le dessin de lignes mélodiques prépondérantes. Les gestes ciselés donnent naissance à des pizz joliment potelés ou à des motifs abyssaux attirés vers les profondeurs. Son architecture harmonique repose sur le rebond après les temps forts, philosophie que l’Orchestre de l’Opéra de Toulon restitue fidèlement, bien que parfois englué dans des matières peu promptes à commencer et à finir pile en même temps (surtout chez les cordes), et dans une justesse indécise. À part chez les cors, l’émission individuelle des pupitres invite à la passion – splendides solos de flûte et de clarinette –, mais c’est dans la maçonnerie collective que le son pourrait encore se parfaire dans l’unité, pour vraiment servir les courants de la partition. Même réserve envers le Chœur de l’Opéra de Toulon, aux membres séparément très impliqués, mais pas forcément à parts équitables entre collègues dans les ensembles.
Norma, de Vincenzo Bellini, avec l’Opéra de Toulon à Châteauvallon, scène nationale (Amphithéâtre, Ollioules)
La distribution surmonte haut la main les dangers d’une configuration où la voix des interprètes « flotte », sans intermédiaire, face public, dos à l’orchestre, grâce à des personnalités vocales distinctes et approfondies, jusqu’aux comprimari affirmés de Kaarin Cecilia Phelps et d’Alexander Marev.
Salome Jicia détonne chez Bellini par sa ferveur minutieuse du ressenti psychologique et son incursion parfois gutturale, qui signale, en acquis de conscience, l’expérience de la prêtresse Norma. Préférée au « beau chant », sa « belle musique » chamboule et transmet l’épice de son timbre dans un mouvement quasi-vériste pour le destin de tout un peuple. La piété de « Casta diva » part de l’âme et se lit comme le début d’une transe, dans laquelle chaque phrase est la possibilité de l’exploration d’un tourment, dont nous pardonnons volontiers quelques suraigus un peu raides et des staccati un brin trop marcati. L’Adalgisa d’Emily Sierra joue dans une cour gagnée par le souffle et la longueur, dans une construction musicale en miel et en douceur meurtrie. Elle absorbe et fait durer le feeling en argumentaire serein à la causalité implacable, contre-pouvoir absolu auquel elle se tient avec brio durant l’entièreté de la représentation. Le ténor Matteo Falcier enchaîne de façon cohérente les événements sonores à la vitesse de l’éclair. Tout terrain sur les textures et les tempos, Pollione vit par le rythme des mots, le vortex du flux de notes, l’ignorance de sa lâcheté, aux prises à un tribunal moral dont il ne comprend pas les torts, dans un murmure continu devenu boussole musicale. Les récitatifs en déflagration d’Önay Köse soutiennent une ligne érudite et résonnante, règne de consonnes pleines et de voyelles sagaces. Nous pouvons bien oublier la douleur de nos jambes et de notre dos pour de telles propositions, au cœur de la nuit varoise.
Thibault Vicq
(Ollioules, 26 juin 2025)
27 juin 2025 | Imprimer
Commentaires