Le Radeau de la Méduse à Amsterdam : les remous immersifs du réel

Xl_floss_der_medusa_065 © Monika Rittershaus

Peu connu en France, l’oratorio Le Radeau de la Méduse (Das Floss der Medusa) de l’Allemand Hans Werner Henze, n’est décidément pas comme les autres. Sa première à Hambourg, le 9 décembre 1968, a été une telle bataille d’Hernani que son exécution en a été interrompue après les premières mesures. Il faut dire que la vision marxiste du compositeur n’était pas du goût de tous, le lever de rideau coïncidant avec le brandissement d’un portrait de Che Guevara. Cette œuvre aux chœurs crépusculaires et aux sonorités abyssales a pu finalement être interprétée sans encombre à Vienne en janvier 1971.


Dale Duesing et Bo Skovhus – Le Radeau de la Méduse, De Nationale Opera
© Monika Rittershaus

17 juin 1816… Quatre navires lèvent l’ancre depuis Rochefort et La Rochelle vers le Sénégal, que Louis XVIII entend « récupérer » aux Britanniques, et La Méduse, vaisseau éclaireur, s’échoue sur un banc de sable au large de la Mauritanie. Les officiers s’octroient les canots, laissant l’équipage de cent cinquante-quatre personnes naviguer au gré des flots sur un radeau de fortune initialement prévu pour les marchandises. Ce qui lie la toile de Théodore Géricault, exposée au Louvre, et la tragédie lyrique de Henze, c’est la révolte des deux artistes au sujet de cet épisode douloureux.

C’est désormais au tour de Romeo Castellucci d’apposer sa patte aux événements dans un jeu de rôle à tiroirs sur la musique de Henze, en ouverture de l’Opera Forward Festival d’Amsterdam. Il fait vivre au spectateur et aux chanteurs les affres de la solitude en mer en les plongeant au cœur d’un dispositif scénique édifiant. Un écran géant sur toute la largeur et la hauteur de scène diffuse l’expérience de Mamadou Ndiaye, un jeune Sénégalais qui a accepté de passer quatre jours entiers à plus de cent cinquante kilomètres des côtes, sur les traces du radeau de 1816. Filmé en plongée, à hauteur d’œil ou en contre-plongée, en plan large ou serré, de jour comme de nuit, suivant le roulis des vagues, il nage et lutte contre la fatigue dans cette immensité aquatique en tangage perpétuel. De cette voile à images émergent en transparence les visages du Chœur du Nationale Opera et de Cappella Amsterdam, admirablement préparés par Ching-Lien Wu, à l’égal du Nieuw Amsterdams Kinderkoor (chœur d’enfants embarqué par le travail de sa cheffe Eline Welle). Les choristes triomphent d’une partition expressionniste construite en échos des profondeurs et en angoissants coups d’éclat.

Initialement, Henze tenait à diviser le plateau en deux : les morts côté jardin, et les vivants côté cour. Castellucci rejette tout décompte et embarque les chanteurs d’ensemble en noir derrière la toile du documentaire, comme s’ils n’existaient que par l’existence résignée de leur sombre horizon fantomatique. Debout sur des plateformes bougeant de haut en bas, ils suivent une houle de puissance variable qui intensifie celle qui est projetée au premier plan. L’unique blancheur qui éclaircira l’outre-monde sera faite de drapeaux de détresse, des sous-vêtements des personnes qui tomberont à la renverse, de dos, le haut d’un échafaud, et de néons lumineux en mouvement.


Dale Duesing et Bo Skovhus – Le Radeau de la Méduse, De Nationale Opera
© Monika Rittershaus


Lenneke Ruiten – Le Radeau de la Méduse, De Nationale Opera
© Monika Rittershaus

La soprane Lenneke Ruiten adoucit suprêmement la violence de la figure de la Mort en ciré jaune. Elle contient avec humilité ses aigus massifs et son timbre ardent, et fait le choix de couleurs tendres et doucereuses pour enjôler ses victimes. Aucune attaque malvenue ne saura perturber ses somptueuses lignes tracées au crayon fin, et les changements de nuances sagaces prendront place subrepticement au sein des phrases. Tantôt maternel dans la « relation clients » de son business, tantôt christique pour embrasser la douleur, le personnage manœuvre la barre. Sa présence « sur le terrain » avec une caméra renvoie au journalisme d’investigation, appuyé par une ébauche du logo du New York Times en haut de l’écran : ce que nous voyons, c’est le sort de milliers de réfugiés. Castellucci laisse le libre arbitre au public : violence complaisante de reportages à sensation ou responsabilité des récepteurs de l’information ?

Bo Skovhus incarne un formidable Jean-Charles, porte-drapeau (rouge) des survivants, lui aussi lumineux et posé, puis vigoureux quand avance le calendrier de la survie. La majesté de ses consonnes et la brillance de son cisellement musical baignent son chant d’exaltations sucrées-salées. Le conteur Charon (Dale Duesing) s’unit à cette distribution de luxe pour engendrer une continuité possédée au récit.

L’Orchestre philharmonique des Pays-Bas chamboule les repères, bâtit une odyssée fantastique avec l’aide de son chef Ingo Metzmacher. Pour crier « terre », ils ont compris qu’il faut avancer en eaux troubles ; ainsi nous voguons en leur compagnie, ne sachant pas à quoi ressemblera le prochain cap. Main dans la main, la musique et la vision scénique suivent des itinéraires à topologie variable quoique confluents, avec la même résolution de bousculer le confort du spectateur. Le combat a changé de camp : l’insurrection a fait place à l’introspection.

Thibault Vicq
(18 mars 2018)

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