Le Journal d’Hélène Berr de Bernard Foccroulle avec l’Opéra national du Rhin : écrire et dire

Xl_lejournaldhelenebehr-gp-6715presse © Klara Beck

2023 aura été un cru particulièrement porteur pour la musique vocale de Bernard Foccroulle. Outre Cassandra, son premier opéra créé avec succès à la Monnaie en septembre, la co-commande du Journal d’Hélène Berr par La Belle Saison et l’Opéra national du Rhin jouit à présent d’une version scénique après sa création en mai au concert, au Trident de Cherbourg. Le format de chambre, pour mezzo, quatuor à cordes et piano sied bien à l’évocation inspirée de la plume quotidienne d’une étudiante juive à Paris entre avril 1942 et février 1944.

Dans le manuscrit original, que le compositeur a adapté lui-même pour le livret, Hélène Berr consigne sans trivialité ses doutes et ses rencontres amoureuses, le pouvoir transcendant de la nature et la littérature anglaise (qu’elle étudie à la Sorbonne), mais est frappée de plein fouet par les restrictions croissantes imposées aux Juifs. Ce témoignage exceptionnel, paru en 2008, a valeur sociologique et historique car il couvre aussi bien l’obligation du port de l’étoile jaune, la rafle du Vel’ d’Hiv (auquel elle échappe), l’aveuglement des non-Juifs face au génocide en cours, mais aussi ce qu’il reste de la vie d’avant et ce qui n’existera plus. Pudeur et sincérité s’accompagnent d’une vision initialement optimiste du monde, pour ensuite devoir se faire une raison que l’avenir ne sera que dans la nuit. Un mois après le dernier mot apposé dans son Journal, la jeune femme est envoyée au camp de Drancy, puis à Auschwitz, où elle mourra battue par une gardienne en avril 1945.


Le Journal d'Hélène Berr (c) Klara Beck

L’écriture musicale de Bernard Foccroulle dissémine une matière de la pensée à laquelle on revient périodiquement au sein d’un liquide amniotique, où l’atonalité flottante facilite le passage d’une page à l’autre. Le compositeur se fait ventriloque de l’encre tout en suivant le cours implacable du temps. La prosodie est constituée de sauts, d’un rythme propre du langage qui rapproche parfois Hélène de Mélisande. Pour le piano (extraordinaire Jeanne Bleuse, qui matérialise avec brio la buée et les zones d’ombre), l’impressionnisme et l’état d’entre-deux sont de mise. Le très impliqué Quatuor Béla relaye des lignes solistes entre les quatre instrumentistes, qui par les trémolos sul ponticello et les attaques franches superposent différents niveaux de perception dans les habitudes chamboulées de la narratrice. Ainsi, l’œuvre est peut-être piégée par son cadre (trop ?) bien ficelé, par sa grammaire en allers-retours qui ne permet que peu d’évolutions générales à la musique. Ce parti pris s’aligne toutefois à la peinture cohérente d’un rôle unique, de surcroît dans un recueil de pensées sur une période resserrée.

Matthieu Cruciani a pensé cet opéra de chambre à partir d’une scénographie en huit voiles amovibles, à la fois symboles du papier, des chemins de traverse dans les thèmes abordés, et du cap incertain dans l’existence d’Hélène Berr. S’il laisse résonner le texte dans le plus simple appareil – ce qui garantit une neutralité du propos, pour le recevoir dans sa vérité –, l’intimité de ce seule-en-scène vocal aurait peut-être gagné à développer plus d’empathie pour le personnage, l’agencement des bouts de tissu signifiant peu le changement d’ambiance entre les sujets variés couverts par les carnets.

Adèle Charvet parle la tête haute, chante de façon imperturbable sur les inquiétudes du rôle-titre. C’est dans l’homogénéité et le chemin de la phrase que tout se joue. La mezzo-soprano opère une révolte de la douceur et de la continuité, défend les mots et glane les notes avec une dignité décidée, comme en improvisation instantanée. Elle illumine un spectacle qui, malgré quelques défauts, trouve le format adéquat pour émouvoir.

Thibault Vicq
(Colmar, 3 décembre 2023)

Le Journal d’Hélène Berr, de Bernard Foccroulle, avec l’Opéra national du Rhin :
- à la Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace jusqu’au 8 décembre 2023
- au Théâtre de Hautepierre (Strasbourg) du 13 au 21 décembre 2023
- à La Sinne (Mulhouse) le 12 janvier 2024

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