L’Autre Voyage, touchante création meta autour de Schubert à l’Opéra-Comique

Xl_9_l_autre_voyage_dr_s._brion © Stefan Brion

La rencontre de Franz Schubert avec l’Opéra-Comique est de celles qui provoquent un point de césure pour les habitués de la place Boieldieu. On décèle instantanément dans cette musique une grammaire qui diffère (notamment par sa mélancolie), mais on y sent pourtant une familiarité. Les nombreuses tentatives lyriques du compositeur pratiquent ce zig-zag entre le sentiment de déjà-vu et la volonté d’installer une grammaire qui transcende les génies chambriste, vocal et symphonique. La percée lyrique aurait signifié la reconnaissance pour Schubert, mais aussi l’entrée dans les sables mouvants d’une forme sans doute trop codifiée pour un jeune homme qui affectionnait une écriture plus spontanée, « de l’objet », dirait-on presque. Avec près d’un tiers d’un corpus inachevé dans une trop courte existence, il n’a pas su aller au bout de la plupart de ses opus lyriques, à l’exception de Fierabras, d’Alfonso et Estrella et des Jumeaux. En promenant l’écoute parmi les pages survivantes, on peut cependant trouver des correspondances entre les différents genres qu’il savait manier d’autant plus.

L’Autre Voyage, production de l’Opéra-Comique avec l’Opéra de Dijon, n’aurait pu trouver meilleur tandem de création que la metteuse en scène Silvia Costa (représentant les choses du quotidien pour en induire l’humanité de leur usage) et le chef Raphaël Pichon (bâtisseur de ponts entre les répertoires du XVIIe jusqu’au XIXe, et créateur de programmes thématiques, comme Miranda, autour de Purcell, en septembre 2017). Guidés par la « beauté » – ce sont eux qui le disent –, ils ont écouté le legs schubertien pour en réunir les plus beaux extraits, avec une ligne directrice qui a valu une réécriture (par Raphaëlle Blin) à certains textes pour mieux se fondre au paysage ainsi façonné. Puis, par certaines soudures harmoniques et réorchestrations (de Robert Percival), le spectacle a pris forme sous l’expression poétique à laquelle on a assisté en ce soir de première.

Le dernier numéro du Voyage d’hiver ouvre le bal, et laisse la place à des extraits de l’oratorio Lazarus et des trois opéras précités, à des fragments de musique de scène (Rosamunde), de musique sacrée et de singspiels, ainsi qu’à quelques lieder. Tout débute avec un macchabée, bientôt disséqué par un médecin légiste qui reconnaît son propre corps. L’espace se métamorphose alors en habitation peuplée de souvenirs et de visions futures dans lesquels le décès d’un enfant cristallise la peur, le désespoir et le questionnement. Silvia Costa signe une mise en scène (et des décors) qui lorgne au début vers Romeo Castellucci (les blouses blanches, l’esthétisation de la mort, les lumières fantomatiques) pour s’épanouir ensuite dans une série de tableaux fluides à la personnalité complète, qui épousent en « étapes » la notion de voyage extérieur (l’inconnu) et intérieur (l’introspection). Elle qui sait d’habitude si bien dessiner le théâtre d’objets se fait ici passeuse d’émotions profondes et justes, sans effets larmoyants et sans abstraction symbolique. Elle plonge au cœur d’un vertige de l’identité dans les divers supports de représentations des protagonistes vivants ou morts, dans leur individualité, dans leur collectivité. Il ne faut pas percevoir L’Autre Voyage en un Mamma Mia! schubertien – en moins drôle –, qui collerait des œuvres les unes après les autres en vue d’une construction dramatique, mais accepter une plongée psychique mouvante bercée au son des indices distillés par le romantique viennois.


L'Autre voyage, Opéra-Comique (c) Stefan Brion

Raphaël Pichon déplace l’orchestre de Pygmalion à vol d’oiseau sur des distances remarquables. Il n’oublie cependant pas de faire chanceler la matière en synchronisation avec les personnages. Le chef dirige une sorte de labyrinthe à angles, à murs épais et amovibles, au sol dérobé. On ne saurait en aucun cas anticiper le pas suivant ou les pièges qui attendent le spectateur wanderer. Appoggiatures et sixtes napolitaines sont si bien amenées, appuyées, orientées, qu’elles pimentent la ligne musicale, finement tournée et amenée. Les forte charnus portent le drame, l’articulation l’intensifie en courants. Raphaël Pichon a tout compris à la dualité de Schubert : matières drapées et serrage d’écrous, dans un gonflement d’air permanent, servent magnifiquement ce « best of » avisé, à l’aide d’instrumentistes aguerris à l’ « attitude » de la musique plutôt qu’à la rigueur d’exécution (à ce titre, les violoncelles pourraient être plus prudents quant à leur justesse).

Le Chœur de Pygmalion ne cesse d’impressionner, projet après projet. Le murmure est sidérant, la cohésion n’est même plus un sujet de discussion tant ses membres font littéralement corps avec la musique, comme un orgue humain. Si la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique partage son habituelle énergie, c’est le jeune Chadi Lazreq qui opère le tour de force d’émouvoir durablement par sa présence scénique magnétique et son interprétation engagée. Après un bouleversant prologue au rouet, Siobhan Stagg tente de creuser les mots chantés et de les aligner, fileuse et meurtrie, en pierres précieuses, mais le stabilo épais est parfois au détriment de la qualité d’émission. Laurence Kilsby est la voix surnaturelle d’un voyage autre, d’un monde en large surface plus solaire, en opposition aux ténèbres de cette immersion. Stéphane Degout est un interprète total, dans l’enveloppe et le contenu, qui dispute le double à son expression. Il malaxe et fond chaque syllabe, chante toujours plus loin. L’association du texte et de la musique est portée à son incandescence. L’intensité et le souffle restent des questions ouvertes à chaque instant. Le spectacle vit à travers l’intelligence de son incarnation. Et dans cette page blanche de plateau, les objets font les gens, les placards font les vies, jusqu’à atteindre par lui un degré d’intimité inouï.

Thibault Vicq
(Paris, 1er février 2024)

L’Autre Voyage, tableaux lyriques sur des musiques de Franz Schubert :
- à l’Opéra-Comique (Paris 2e) jusqu’au 11 février 2024
- à l’Opéra de Dijon (auditOrium) les 6 et 8 mars 2024
- sur France Musique le 9 mars 2024 à 20h

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