Lakmé retrouve l’Opéra Comique dans le naturel

Xl_13_lakm__dr_s._brion © Stefan Brion

« Avec ceci ? », nous demande machinalement la boulangère, assaillie d’un élan commercial peu assuré. « Ça sera tout, merci », répondons-nous tout aussi robotiquement en continuant à lorgner sur la babka et le financier à la pistache. Nous avons malgré tout la sensation du contentement, nous avons tout ce qu’il nous faut : cette baguette tradition dont nous allons engloutir le quart sur notre trajet et cette pavlova qui nous a tout de suite tapé dans l’œil. Nous pourrions avoir plus, mais nous savons que c’est exactement ce dont nous avions besoin ce jour-là, dans les bonnes proportions. La nouvelle production de Lakmé à l’Opéra Comique – huit ans après la version de Lilo Baur, ici en coproduction avec l’Opéra national du Rhin et l’Opéra Nice Côte d’Azur – part d’un constat similaire : elle pourrait évidemment en faire davantage, mais elle diffuse une énergie positive et harmonieuse, un sens de l’équilibre dans sa vision et son interprétation, qui rendent naïvement heureux.

Lakmé - Opéra Comique (c) Stefan Brion

Avec le metteur en scène Laurent Pelly, simplicité ne rime pas avec vacuité. Les lanternes en accordéon, le théâtre d’ombres (magnifique idée sur l’air des clochettes) et les inspirations de nô (dans les costumes) transportent l’œuvre dans une Asie plus orientale que les Indes britanniques du livret. La non-localisation donne un aspect « en cours de finition » à cet univers de conte, où les décors en papier et les plumes soulignent un monde fragile en voie de disparition, proche du déchirement, sous la menace des colons. Entre une esthétique de film d’animation artisanal par sa perspective aplanie et une incarnation dirigée avec précision, ce Lakmé se refuse à la grandiloquence. Cela lui réussit, car il ne s’empêche ni le mouvement (les scènes de marché, à l’acte II), ni l’apprivoisement de Gérald et Lakmé par un toucher pudique, presque chorégraphié, de deux personnes qui ne se connaissent pas encore mais restent persuadées de leur lien. Laurent Pelly traduit l’influence des Britanniques sur les Indiens avec le chœur – suprême Pygmalion, comme à son habitude –, accoutré d’un assemblage de costumes des deux « camps », et chantant, figés de part et d’autre de la scène en tenue de cérémonie « hindoue », les soldats et les amoureux de l’acte III. La beauté des coutumes y brille davantage que le choc des cultures, et nous nous laissons bercer par cet hymne à ce que l’être humain peut produire de plus fédérateur.

Sur ce chevalet de couleurs claires, Raphaël Pichon peint avec dextérité au pinceau épais de l’immersion, à l’aide de son orchestre Pygmalion. Le chef surmonte la petite forme des instrumentistes – la justesse des hautboïstes et des violons laisse vraiment à désirer et la non-coordination des départs entre pupitres est à la longue assez peu excusable – grâce à sa vision d’un désir à longueur de télescope, défini en petites touches. La hiérarchie volumique des motifs le place dans le moment présent, cœur du réacteur et annonciateur des accalmies ou déflagrations du futur proche. Les dieux, les dilemmes et les incompréhensions culturelles se retrouvent juxtaposées dans un élan en filigrane d’une honnêteté de l’émotion. Là aussi, la simplicité des nuances ne vient pas annihiler la richesse de l’exécution. Egrené, dilué, transformé, le flux n’a jamais dit son dernier mot !

Lakmé - Opéra Comique (c) Stefan Brion

Nul besoin de rappeler combien Sabine Devieilhe a le rôle de Lakmé dans la peau (et dans les cordes vocales). Éblouissante un jour, éblouissante toujours : il y a huit ans Salle Favart (sans oublier l’Opéra Grand Avignon en 2016 et l’Opéra de Marseille en 2017) et aujourd’hui encore. La ligne d’affect se rapporte à l’enfance, chaque mot est prononcé comme un tout. Elle est un silex parfaitement poli par la volonté des dieux, dont elle est une créature fantasmée qui sublime la prosodie poétique en poème musical. Elle a le secret métaphysique de l’éternité naissante. Les pianissimos se répercutent directement sur son corps, sur son jeu, sur le trait de crayon vocal qu’elle garde coûte que coûte, tiraillée entre devoir et destin. Nul besoin de s’étendre sur les coloratures et la technique : tout y est, mais le sujet n’est pas là, car c’est l’abécédaire entier de la performeuse qui atteint notre cœur. Nous n’en dirons pas autant de Frédéric Antoun, qui avec son Gérald falot enferme une ligne étroite dans un systématisme glissant qui donne parfois le mal de mer. Déconnecté de l’orchestre, il veut prouver continuellement qu’il est capable de chanter le rôle, avec un pathos extrême aussi daté que la rigidité de ses poses, en dépit d’une volonté marquée de musicalité. Le formidable Nilakantha de Stéphane Degout est un forgeron de la consonne. Il suffit d’une syllabe implacable pour que la messe soit dite. Messager des dieux lorsqu’il densifie le timbre, père perdu lorsqu’il revient à un langage de dialogue immédiat, il reste constamment guidé par l’idée. Dans le camp des Hindous, Ambroisine Bré déploie un travail plutôt minutieux sur la texture, et le lumineux François Rougier rend Hadji immensément bienveillant. Chez les Britanniques, Philippe Estèphe convainc toujours par les facettes moirées de sa voix et le régal de l’élan sans précipitation, soutenus par Elisabeth Boudreault, Marielou Jacquard et Mireille Delunsch.

La pavlova n’a plus qu’à laisser une moustache de crème, c’est le souvenir ému de la dégustation qui donne envie d’en reprendre un autre. Les miettes de baguette coincées entre les dents sont déjà oubliées.

Thibault Vicq
(Paris, 28 septembre 2022)

Lakmé, de Léo Delibes, à l’Opéra Comique (Paris 2e) jusqu’au 8 octobre 2022, et aussi :
- en direct sur Arte Concert le 6 octobre à 20h
- sur France Musique le 22 octobre à 20h

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