Jonas Kaufmann règne sur le Far (Upper) West (Side)

Xl_fancuila-del-west-jonas-kaufmann001 © DR Metropolitan Opera

Côte Est. Le Metropolitan Opera accueille la première mondiale de La Fille du Far-west, en 1910. En adaptant la pièce de théâtre éponyme de David Belasco, Puccini construit un langage musical universel de la Ruée vers l’or avec les outils de son temps (la redécouverte des accords et leurs enchaînements déconstruits, les gammes tonales), en y ajoutant tous les ingrédients de l’épopée imaginaire, dans les sauts de rythmes et les contrastes de nuances. Les thèmes accrocheurs illustreraient à la perfection un western plusieurs décennies plus tard. Une musique populaire, donc qui laisse même entrevoir quelques notes de la « Music of the Night » du Fantôme de l’Opéra d’Andrew Lloyd Webber dans le « Quello che tacete » de l’acte II. Le Lincoln Center héberge en cet automne la reprise de la production de Giancarlo del Monaco, créée en ces murs en 1991.


La Fanciulla del West (c) DR Metropolitan Opera

Côte Ouest. Le long du grand Pacifique, les vagues défient le temps, à l’instar de cette mise en scène classique à la puissance visuelle de feu. Rien ne sent la naphtaline dans le saloon du premier acte, dans la cabane en bois du II et dans cette rue de ville abandonnée de la troisième partie. La réussite artistique est incontestable, dans la magnificence des décors et costumes signés Michael Scott, l’exhaustivité des accessoires (les torchons à carreaux, les contenants en verre) et la minutie des finitions (le plancher usé, le sol terreux). Les obsédantes lumières de Gil Wechsler ressuscitent les sombres intérieurs des habitations des années 1850 et les cycles du soleil dans les plaines d’or fantasmé du Grand Ouest. L’action s’agrippe à l’intrigue et la somptueuse reconstitution n’aspire jamais les personnages. Le travail sur les espaces et les mouvements affiche une volonté de recréer un plateau de cinéma dans le champ d’une caméra, à l’abri des perches son.

Paris. Le Pathé La Villette diffuse la captation HD en direct, comme plus de cent cinquante cinémas en France, dans le cadre du programme Pathé Live. On est toujours content d’apporter en salle son jus détox et ses biscuits au caramel. Le rideau s’ouvre à New York, et là… pas de sous-titres jusqu’au premier entracte. « Ristourne ! », « Rediffusion ! », « On a payé cher notre place de cinéma ! » : une partie visiblement excédée du public sera rassurée à la pause par la direction du multiplexe, leur proposant une reprogrammation ultérieure de l’opéra. Ce loupé technique ne concernerait apparemment « que deux ou trois cinémas ».

Autre point noir, imputable quant à lui au tournage : la réalisation du film, qui ne fait nullement justice à l’œuvre scénique. Peu de plans larges permettent de se rendre compte du visuel total des spectateurs de Manhattan, sans compter les angles de caméra en diagonale qui empêchent de souligner les distances entre les personnages (fondamentales dans cette mise en scène). La surreprésentation des gros plans (en montage trop rapide) sur les rôles principaux occulte toute l’action périphérique : on ne voit pas les passages de chevaux (dont l’ « amazing work » est exprimé dans les interviews d’inter-congratulations pendant les entractes), ni les bagarres dans le bar, ni Rance au-dehors de la cabane dans les bois, ni suffisamment Johnson caché à l’étage de la même maison. À saluer, cependant, la qualité de l’image et du son, bien que les micros des chanteurs diffusent parfois la résonance volumique du plateau.


La Fanciulla del West (c) DR Metropolitan Opera

Le dispositif d’enregistrement ne peut malheureusement pas faire saisir avec exactitude les équilibres entre la scène et la fosse. En revanche, une certitude apparaît : la distribution mi-figue mi-raisin ne tient ses promesses ni dans la prestation vocale, ni dans la performance de jeu. Željko Lučić déçoit dans sa prise de rôle d’un shérif Jack Rance mono-expressif et effacé, qui s’en remet uniquement à sa puissance de projection, et en oublie tout le reste. Les attaques tombent à côté pour la plupart, la ligne de chant rognée au piolet est aggravée par un vibrato d’une dureté dérangeante et des grossiers changements de notes. Le Chœur du Metropolitan Opera patauge, incapable de rester en rythme et d’effectuer des départs groupés. Avec la basse Matthew Rose (Ashby), la beauté du timbre passe à la trappe et l’homogénéité vocale est aux abonnés absents. Le personnage de Nick est incarné avec plus de mordant par Carlo Bosi, qui trouve une agréable combinaison entre legato et précision, malheureusement affaiblie par des élans nasillards. Le soutien sculpté de Michael Todd Simpson se défend pour argumenter la déringardisation de Sonora, peut-être le moins falot des seconds rôles. Minnie est une composition de femme prenant les choses en main et vivant selon ses propres règles. Eva-Maria Westbroek possède d’imparables atouts pour entrer dans sa peau, mais il est dommage que l’héroïne wagnérienne en version de concert prenne le dessus. Elle ne dessine que très peu de nuances, dans une raideur parfois préjudiciable. On ne nie pas ses talents de diction italienne, on regrette juste cette intensité permanente, récitée machinalement et déconnectée des mots. Pourtant, l’acte II révèle de façon noble les sentiments de la tenancière de bar : le phrasé nébuleux sans passion et sans grande logique du I construit lentement ses fondations. Il faut dire qu’elle tient en Jonas Kaufmann un partenaire superlatif, suscitant un regain d’intérêt significatif à chaque apparition. Le ténor apporte une implication théâtrale bien supérieure à celle de toute son équipe réunie. Il redistribue son souffle étonnant en de longues phrases musicales bien plus complexes qu’un simple débit de mots. Il calcule avec pertinence l’agencement de ses interventions et n’omet à aucun moment la précision de l’émotion. Son Dick Johnson se ramifie de branches en sens contraires, mais reste maître de son propre vaisseau.

Le capitaine Marco Armiliato, à la tête d’un Orchestre du Met en pleine possession de ses moyens, est le deuxième grand magicien de la soirée, grâce à sa formidable concrétisation en musique de la Ruée vers l’or. Contretemps en coups de pioche et fondus de panoramas sur l’horizon, parmi d’autres effets tout aussi étourdissants, font pleinement justice à l’art du contrepoint de son compatriote Puccini. C’est donc plutôt rassasié qu’on quitte la salle obscure, des rêves de poussière pleins la tête.

Thibault Vicq
(Paris, 27 octobre 2018)

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