Jonas Kaufmann, Diana Damrau et Helmut Deutsch à la Philharmonie de Paris : les vertiges de l’amour

Xl_dscf9511 © Thibault Vicq

Avec le titre « Love Songs », le décor est planté. Le trio formé de la soprano Diana Damrau, du ténor Jonas Kaufmann et du pianiste Helmut Deutsch donne une nouvelle version de l’amour à la Philharmonie de Paris après son savoureux Italienisches Liederbuch (de Hugo Wolf) il y a quatre ans. Les chanteurs dégainent l’un après l’autre des lieder de Robert Schumann et Johannes Brahms, et nous emmènent ainsi dans un romantisme allemand où les déclarations prennent la nature pour témoin, où les couleurs et matières musicales comptent autant que la vision et le toucher dont les déclamateurs s’enivrent.

Et cette expression des sens ne pourrait exister sans le fantastique Helmut Deutsch, qui marie les coquillages et les pétales, qui met d’accord les eaux et les airs. Il bâtit chaque air sur pilotis, dans une structure à la fois stable et en mouvement, en transparence de la prosodie, bien que l’ouverture et la clôture des univers restent en ses mains propres. On ne parlera pas des nuances, évidemment parfaites, mais de ce que les touches et les pédales peuvent dire ou cacher sciemment. Le terrain qu’emprunte l’instrumentiste est photographique, car il livre la phrase et l’assise, accompagnées de leur négatif. Les notes s’accomplissent et se suggèrent dans le même temps, pendant que le réel du discours se love dans le symbole de la poésie. Le pianiste intériorise l’harmonie jusqu’à n’en restituer que des coups de projecteur, comme le bateau sur l’eau à l’intérieur d’un roulis incontestable, ou comme le suivi minutieux d’un fil emmêlé depuis son origine. Il ne fait pas de ces lieder un traité d’analyse : il en tire le fil des cadences sans évidence, il noue la continuité des deux mains jusque dans les sauts d’octaves. Car c’est encore de lumière dont il s’agit : des angles de vue sensuels qui illuminent les aspérités de chair et d’humanité, des ralentis de silences qui font tarder le plateau d’écoute. Chacun de ses concerts est un tour de prestidigitation dont on sort vivifié. Celui-ci ne fait pas exception.

Diana Damrau saisit toutes les habiles perches musicales que lui lance Helmut Deutsch. Elle convoque les oxymores dans un parcours auquel elle donne une portée immense dans chaque lied . Ses personnages ne brûlent pas d’un amour soudain, mais s’approprient un désir grandissant. La naïveté est transcendée de dignité et de profondeur car les notes brillent par leur signification rougeoyantes. Le battement d’ailes du rossignol n’omet pas l’écho intérieur, la course des nuages s’intéresse aussi aux teintes de l’air. La soprano joue tous les rôles, et les élans du cœur sont pour elle une récréation permanente et communicative. Syllabes et timbres, voltiges et caresses vocales, tout concourt à célébrer l’immédiateté sous plus beaux atours.

S’il fallait ne résumer la prestation de Jonas Kaufmann qu’à un seul terme, ce serait « legato ». Les poèmes en musique lui inspirent des matériaux uniques et indivisibles, pour lesquels la nature des sentiers arpentés n’est révélée qu’après les derniers vers. Il cultive un héroïsme de la mezza voce, doublée d’une césure du verbe sans coupure de phrasé. Il chante une masculinité de l’émotion plutôt que de la testostérone rêveuse, mais joue peut-être moins que sa partenaire dans la variété des masques. La recette de la voix de tête et du piano semble sans doute trop systématique et génère de surcroît quelques problèmes de justesse. Par surplus de subtilité et d’intimité, il révèle d’emblée toutes ses cartes expressives, alors que sa ponctuation rythmique reste génératrice de surprises en série. Si l’amour l’a déjà pris dans ses filets, le public n’en finit pas de lui porter tout le sien.

Thibault Vicq
(Paris, 3 avril 2022)

Programme « Love Songs » (lieder de Robert Schumann et Johannes Brahms), en tournée en 2022 :
- à la Philharmonie de Berlin le 5 avril
- à l’Auditorio Nacional de M
úsica (Madrid) le 7 avril
- au Palau de la M
úsica (Barcelone) le 9 avril
- à la Laeiszhalle (Hambourg) le 11 avril
- au Musikverein (Vienne) le 13 avril

Crédit photo (c) Thibault Vicq

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