Grisélidis, de Massenet, magnifiée au Théâtre des Champs-Élysées

Xl_griselidis-theatre-des-champs-elysees-2023-vannina_santoni2 © Marc Ginot

Dans Le Guide du voyageur galactique, saga radiophonique et littéraire de Douglas Adams, la « réponse ultime sur la vie, l’univers et le reste » réside dans le nombre 42. Quarante-deux, c’est aussi le nombre de fois qu’est cité le prénom Grisélidis dans l’opéra éponyme de Jules Massenet, présenté en version de concert au Théâtre des Champs-Élysées en clôture du Xe Festival Palazzetto Bru Zane Paris (après une représentation début juin à l’Opéra national Montpellier Occitanie). Contrairement au poussif Fausto de Louise Bertin il y a un mois ou même à l’interminable Hulda de César Franck l’année dernière, Grisélidis agit en coup de foudre, laissant l’auditeur sur un petit nuage, grâce à son interprétation hors du commun.

D’abord conte du XIVe siècle, puis pièce de théâtre d’Armand Silvestre et Eugène Morand, elle-même « livrettisée » pour l’opéra par ses deux auteurs avec les éléments d’une nouvelle de Charles Perrault, Grisélidis évoque selon Massenet un Orient invisible, modal et flottant, disperse une peinture de la nature, et sculpte la vie des personnages par l’environnement qui les entoure. L’œuvre joue sur l’absence et l’évanescence, en vapeurs oniriques et en textures mousseuses, voire suspendues. L’incursion du fantastique et l’arrière-plan de l’intrigue (à vrai dire un peu culcul) s’y prêtent très bien : le pari d’un Marquis avec le Diable sur la fidélité de son épouse Grisélidis en son absence, les croisades en Terre Sainte, les tentations du Diable, le désir inassouvi du pauvre berger Alain pour Grisélidis, le salut final par la prière afin de conjurer les soupçons de tromperie et de mensonge.

La baguette de Jean-Marie Zeitouni guide l’Orchestre national Montpellier Occitanie avec la même magie que dans Werther il y a deux ans. Chaloupée, elle multiplie les axes de lecture, plisse les feuilles de palmier – ce fameux Orient au crayon fin –, fait dialoguer les peurs et les ressentiments, imagine des éruptions depuis des cratères ensevelis. Le monument musical se déploie de façon organique en une chromatographie instrumentale, dans laquelle toutes les individualités du somptueux orchestre se donnent la main. Les pupitres entiers de cordes ont la matière de solos magnifiquement léchés, les bois se lovent dans le son des uns et des autres, les cuivres arrondissent les recoins de phrases, les percussions ponctuent l’œuvre dans les mêmes figures rythmiques que leurs collègues. Jean-Marie Zeitouni transforme la sensualité en flux alimenté de vision, et facilite la circulation de ce carrefour où se croisent les émissions les plus diverses. Les liaisons sont particulièrement bien représentées, tout comme les maillages berlioziens. Et le chef écrit une deuxième partition : celle d’une élévation émotionnelle permanente, mise en valeur par les quelques interventions soignées du Chœur de l’Opéra national Montpellier Occitanie.

Il est aisé de comprendre l’immense engouement à la création en 1901 à l’Opéra-Comique si les voix réunies étaient d’une qualité équivalente à celles de ce soir, y compris pour les rôles les moins « exposés » ! Flexibilité et tendresse pour Adrien Fournaison, discrétion et élan pour Thibault de Damas, cohabitent avec l’envoûtement et la facétie d’Adèle Charvet, ainsi qu’avec l’homogénéité et la richesse mélodique d’Antoinette Dennefeld. Julien Dran est un bouleversant Alain, nourri d’un timbre au bois de cèdre dont la passion sait garder raison. En un volcan de sentiments, il garde les pieds sur terre et enracine ses longues phrases – parfois jusqu’à plusieurs minutes, d’une même direction impressionnante – en un courant directif et transcendant. Le Diable de Tassis Christoyannis jongle vaillamment entre la puissance requise par le rôle et les acrobaties comiques qui entrecoupent la partition. Il parvient même à complexifier la ligne, la mâtinant de tentation et de séduction, tout en revenant à la source originelle de chaque note. Impossible de ne pas être impressionné par le souffle de Thomas Dolié, Marquis à la diction fabuleuse qui chante la pudeur et la vertu avec une rigueur assurée. Il déroule un splendide fil rouge de complétude et de sagesse, mettant en musique ses pensées indirectes et son attachement à Grisélidis. Vannina Santoni trouve l’exacte piété pour le personnage central : elle laboure son propre sillon de phrase pour y trouver la clé en mouvement de la droiture morale, dans une plaisante émission de l’entre-deux, qui cependant ne trouvera pas d’évolution au cours de la soirée, alors que l’orchestre est traversé de mutations harmoniques constantes.

Répétons l’appel « Grisélidis ! Grisélidis ! » pour que le 42 soit le porte-bonheur de ce conte lyrique, et ne corresponde pas au nombre d’années à attendre avant de le réentendre dans une salle de spectacle.

Thibault Vicq
(Paris, 4 juillet 2023)

Enregistrement prévu pour la collection « Opéra français » – Bru Zane Label

(photo issue du concert au Corum de Montpellier, en juin 2023) 

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