Giuditta, une redécouverte musicale à l’Opéra national du Rhin

Xl_giuditta_gp-5397hd5-2web © Klara Beck

« Y’a trop d’gens qui t’aiment », chantait pudiquement Hélène Ségara en l’an 2000. Giuditta, clé de voûte de la dernière œuvre lyrique de Franz Lehár, a le même problème : comment ne pas l’aimer ? Star mystérieuse, éprise de liberté, compagne de l’art, elle croque la vie à pleines dents mais n’en attend rien. Elle est à la fois Carmen, Manon, Mélisande, Tosca, Mimì, Violetta et Lulu. La création de cette musikalische Komödie (« comédie en musique ») en grande pompe, sous les micros radiophoniques du monde entier, en 1934 à la Wiener Staatsoper – une première pour le genre dit « mineur » de l’opérette –, sent en effet les paillettes. Il faut dire que, chose inédite jusqu’alors dans le monde lyrique, le cinéma a inspiré le livret. Cœurs brûlés (1930), de Josef von Sternberg, avec Marlene Dietrich, ne pouvait donner naissance qu’à un personnage féminin iconique…

L’Opéra national du Rhin – et l’Opéra de Lausanne, en coproduction – révèle ainsi, à l’occasion de son festival pluridicisplinaire Arsmondo, la version française de Giuditta développée pour la Monnaie de Bruxelles en 1935. Certains personnages voient leur nom francisé (par rapport à l’allemand originel), et certains lieux modifiés pour coller à la « connaissance du public ». Deux couples se croisent : Anita et Séraphin, deux artistes en quête de nouveaux horizons en Afrique du Nord ; Giuditta et Octavio, heureux récipiendaires d’un coup de foudre, qui seront séparés par la guerre. Les retrouvailles du second duo  passent inaperçues pour Giuditta, dans un cabaret de Tanger où Octavio s’est déplacé pour la revoir, car elle ne le remarque pas parmi les clients. La dernière rencontre a lieu autour d’un piano, qu’Octavio joue chez un aristocrate qui a invité Giuditta à dîner dans une « capitale européenne ». Octavio est insensible à la déclaration de Giuditta ; il est passé à autre chose.

Giuditta - Opéra national du Rhin (2025) (c) Klara Beck
Giuditta - Opéra national du Rhin (2025) (c) Klara Beck

Passé l’archaïsme poussif et culcul du livret (malgré le propos doux-amer), on est frappé par la sophistication du langage musical,  « augmenté » dans ses incursions incontestablement véristes – Puccini était mort dix ans plus tôt –, ses espagnolades sans lourdeur, ses dimensions de grand opéra français, ses numéros de cabaret et ses audaces harmoniques qui stimulent autant l’oreille que l’imagination. Subsiste une structure « classique » entre airs et passages parlés, pour laquelle la partition, en multipliant les ailleurs de carte postale rêvée, érige sa propre destination exotique, à l’aide des timbres de la harpe, du célesta, et du vibraphone. Avec le cristallin Orchestre national de MulhouseThomas Rösner anoblit chaque nouveau style mis dans l’arène par Lehár. Il met en scène l’aspect mélodique en un tatouage de textures plutôt qu’en une structure verticale issue des basses, il mélange le non-miscible pour atteindre un aplat d’aquarelles au charme nostalgique. Si d‘aucuns ont tendance à désigner un chef en « donneur de tempo », lui lance des filets et met le grappin sur certaines sonorités spécifiques lorsque la dramaturgie le requiert, toujours allié de percussions motrices. L’ouverture fantasmagorique plante le décor : les instrumentistes, en densité d’ailes de papillon, font voir les lieux, qui défileront ensuite en sensations authentiques pendant toute la représentation. Thomas Rösner touche in fine le réalisme de l’émotion, grâce au maillage d’un orchestre unifié et alvéolé.

Si on admire encore une fois la façon qu’a Pierre-André Weitz à investir l’espace de ses décors ingénieux et de ses costumes bien rattachés aux caractères, sa gestion du mouvement et du jeu pèche dans les dialogues parlés, voire plus généralement dans tous les passages qui ne requièrent pas beaucoup de monde sur le plateau. Il préfère notamment faire hurler Sissi Duparc ou cabotiner ridiculement Pierre Lebon, voire laisser sous le tapis des zones d’ombre et de flottement. Pourquoi pas, dans la première partie, puisque que tout est déterminé par les envies de départ et d’ « autre chose ». En revanche, après l‘entracte, il est très dommage que l’emballage « moderne » ne propose pas d’idée psychologique vraiment intéressante et n’assume jamais complètement le kitsch du livret. Pierre-André Weitz n’a pas trouvé sa grammaire de sens, au contraire de la dimension visuelle, toujours léchée.

Giuditta - Opéra national du Rhin (2025) (c) Klara Beck
Giuditta - Opéra national du Rhin (2025) (c) Klara Beck

Melody Louledjian retrouve dans l’opérette la science de l’instinct qui la rendait si bouleversante en février dans La Traviata à l’Opéra de Dijon. Son chant, aussi bien de mirage inaccessible que d’idéal impossible, est l’extension d’un regard polysémique et d’un corps s’exprimant naturellement par le mouvement. Car Giuditta est, au fond, une allégorie de la danse, une manifestation de la transcendance de l’art, que la soprano affirme en femme exigeante mais à l’humanité discrète, prête à ne pas se perdre dans les concessions mais aux aguets de son environnement. Ce n’est pas une femme fatale, juste une femme qui est restée la même. Thomas Bettinger dit tout par l’orientation du chant, par sa plénitude, par un attirail émotionnel jamais à court d’intensité. Octavio lui doit un chant droit à différentes couches, qui se dévoilent en autant de personnalités à découvrir. L’Anita de Sandrine Buendia, aux inflexions chaloupées et vivaces, et le Séraphin charmeur de Sahy Ratia, enthousiasment à égalité avec la charpente musicale et les qualités d’acteurs de Christophe Gay, l’incarnation textuelle de Nicolas Rivenq, ainsi que le Chœur de l’Opéra national du Rhin, en pleine possession de ses moyens.

Après le spectacle, on se souvient de cette Méditerranée éclairée en touches musicales, de cette finitude de l’amour, de l’air de cabaret « Sur mes lèvres », comme une chanson d’Hélène Ségara reste durablement en tête. On n’oublie jamais rien, on vit avec.

Thibault Vicq
(Strasbourg, 11 mai 2025)

Giuditta, de Franz Lehár, à l’Opéra national du Rhin :
- à l’Opéra de Strasbourg jusqu’au 20 mai 2025
- à La Filature (Mulhouse) les 1er et 3 juin 2025
- diffusé sur France Musique le 7 juin 2025 à 20h (puis en streaming)
- disponible en streaming sur operavision.eu à partir du 4 juillet 2025
- prochainement à l’Opéra de Lausanne

Festival Arsmondo Méditerranée, jusqu’au 20 mai 2025

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading