Elena Stikhina, Salomé innée du secret à la Scala de Milan

Xl_salome_teatro_alla_scala © Brescia e Amisano

Le Teatro alla Scala était dans les starting-blocks pour sa nouvelle production de Salomé à la fin de l’hiver 2020. Et puis le terrible virus a balayé toute possibilité de programmation. La fille d’Hérodias étant tenace, la voici enfin à l’affiche milanaise, sans public physique, mais diffusée en direct sur la chaîne italienne Rai5 et son site Internet. On le sait, le premier triomphe opératique de Richard Strauss est un savant jeu d’équilibriste entre la partition chatoyante, aidée d’un orchestre massif, et l’action épurée, aux développements psychanalytiques enfouis. Ces deux pôles se retrouvent dans la rencontre extraordinaire de la soprano Elena Stikhina et du chef Riccardo Chailly.

La chanteuse du rôle-titre aborde ses lignes comme les éléments douillets d’une féerie dans tout l’ambitus vocal. La magie en surface triomphe pour mieux cacher la nature profonde de Salomé. Le pouvoir de séduction vient de cette insolente maîtrise de la soprano, l’appel au secours vient de son regard sondant les contradictions qui l’entourent. Tandis que se lit dans ses yeux l’affirmation d’un désir inconscient, elle parvient dans le chant à installer son univers comme norme indiscutable dans l’ordre sociétal qu’elle subit. Elle passe d’aigus lustrés à des graves de tact avec une déconcertante facilité. Elle exacerbe l’exactitude de la découverte de soi à travers cette double dimension visuelle et auditive, mais n’agit jamais dans l’extrême. La douceur de sa folie ou son obsession sous forme de curiosité décrédibilise l’antagonisme des autres personnages. Cet engagement entre les lignes, qui puise sa force dans une énergie intérieure à peine extériorisée, est une véritable prouesse !

Le directeur musical de la Scala ouvre les portes d’une harmonie faisant tournoyer le dédale des modulations. Depuis le parterre, il prend en main les fantasmagories straussiennes de façon à hisser l’Orchestre du Teatro alla Scala en caisse de résonance des pensées de Salomé dans toute la salle. La sorcellerie opère à bloc, soit en bombes atomiques qui frappent de plein fouet la conscience des interprètes, soit en un désordre instrumental brillamment éloquent. Le chef Riccardo Chailly ne s’embarrasse pas de symboles, les textures qu’il crée dans la musique sont non seulement une extase auditive, mais aussi une nourriture de l’esprit parce qu’elles arrivent justement telles quelles, authentiques, sans filtre.

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Le metteur en scène instaure un dialogue entre le noir de la terre, le blanc de la pureté (le sol du plateau) et le rouge de l’obsession. Une sphère noire illustre la lune inquiète ouverte au risque et au mystère, et descend des cintres dans l’axe de la citerne de Jochanaan. La lune sera remplacée par un soleil avec en son centre la tête du prophète, depuis laquelle se déversera le sang de la libération émotionnelle et sexuelle. Les mondanités d’Hérode sont en arrière-scène pour que l’œil se concentre sur la condition mentale de Salomé, coincée sans repère supérieur autre qu’un astre noir ou sanglant (qui se raccroche à la confiance perdue en ses tuteurs), d’une racine autre que la prison de Jochanaan. Ce dernier est représenté par des anges noirs, changeant de costume pour se référer à un Hérode masqué et violeur dans la Danse des sept voiles. Même si on ne comprend pas tous les messages scéniques que Damiano Michieletto souhaite faire passer, la construction visuelle de ce plateau peu à peu souillé de mélanges colorés s’imprime d’images fortes.

Aux côtés de la rêveuse et déterminée Elena Stikhina, Wolfgang Koch campe un Jochanaan de roc et de suie, au soutien indéfectible. Il sait commencer ses phrases avec l’écho complexe des précédentes, mais c’est au cœur même des progressions mélodiques qu’il convainc moins, à cause de quelques placements imprécis. Dans le costume d’Hérode, Gerhard Siegel ne craint pas le débit demandé par l’écriture, qu’il restitue dans une diction bien consonnée. Cependant, on retiendra malheureusement un timbre un peu étranglé et des aigus grésillants peu recommandables. Restent Linda Watson, très fluide en Hérodias dans la discussion conflictuelle en musique de Strauss, et Attilio Glaser, Narraboth de grande qualité.

À quand la prochaine production ? La Scala n’ayant pas encore communiqué son programme de saison en raison de la situation sanitaire, le prochain live sera peut-être « hors-ligne », qui sait…

Thibault Vicq
(raiplay.it, 20 février 2021)

Crédit photo © Brescia e Amisano

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