Création mondiale de Trompe-la-Mort au Palais Garnier

Xl_r_p_titions_trompe-la-mort_16.17___kurt_van_der_elst_-_onp__6_ © Kurt Van Der Elst - OnP

La création mondiale de Trompe-la-Mort relie deux fleurons de la culture française : Honoré de Balzac, dans cette adaptation de Splendeurs et misères des courtisanes, et Charles Garnier, dans l’utilisation de son patrimoine. Le compositeur (et librettiste) Luca Francesconi livre un abécédaire musical d’une incroyable complexité pour illustrer l’étude sociologique de l’auteur réaliste. L’Orchestre de l’Opéra national de Paris est exceptionnel, et Susanna Mälkki, à sa direction, manie admirablement les clés de cette partition labyrinthique aux couleurs instantanées. L’orchestration d’atmosphère enchaîne avec le flux granuleux de lyrisme en combat avec ses propres règles, sans transition préalable, sans à-coup.


Trompe-la-Mort, Palais Garnier 2017


Trompe-la-Mort, Palais Garnier 2017

Chaque personnage dispose de sa grammaire musicale propre et gravite autour de Carlos Herrera, abbé de mascarade (un ancien bagnard, Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort) d’un cynisme redoutable, recueillant le jeune Lucien de Rubempré, sur le point de se suicider au bord de la Charente, pour assurer son ascension sociale. Dans les échanges entre le maître et son disciple, les dissonances se font rêches et oscillent, magnifiant le procédé scénique plaçant les deux hommes au milieu d’un repère statistique, piégés entre les abscisses et les ordonnées de leurs desseins. Le ténor Cyrille Dubois insuffle une humanité et une chaleur vocales parfaites à Lucien, amoureux d’Esther, une ancienne prostituée qu’Herrera (Laurent Naouri, qui malgré quelques maladresses dans les aigus de sa partie presque récitative, se montre magistral dans sa gestion de l’espace scénique et de ses phrasés) va vendre au richissime Baron de Nucingen afin d’obtenir l’argent demandé par la laide Clotilde de Grandlieu (Chiara Skerath) pour épouser Lucien. Julie Fuchs, au legato de rêve et au timbre cristallin, doublés d’une diction rigoureuse, accompagne son Esther sur le chemin sinueux de sa déchéance. Marc Labonnette incarne le Baron avec ampleur et rigueur dans un langage comique morcelé, à l’instar des billets qu’il distribue à Asie, la nourrice-geôlière-maquerelle d’Esther, alors que Béatrice Uria-Monzon, en Comtesse de Sérisy, maîtrise joyeusement son langage musical en éclats de voix, et assure le bonheur du spectateur en faisant ressortir la femme fatale (pourtant non-aimée en retour) de son personnage.

Herrera, sangsue vampirisant l’âme que le dandy a consenti à lui laisser, fait de Lucien son pantin, et leur rencontre initiale fait figure de leitmotiv tout au long de l’opéra, à travers des analepses assez cinématographiques.

Linéarité et morcellement composent habilement la mise en scène de Guy Cassiers. L’argent s’érige en seule valeur viable et définit les rapports de force. L’amour véritable (Lucien et Esther) n’est pas envisageable, les lettres passionnelles de la Comtesse de Sérisy pour Lucien compromettent l’omnipotence financière de sa famille, et Asie est une entremetteuse financière pour l’obtention du million de francs exigé par Clotilde de Grandlieu. Les transactions sont nominatives, mises en place par des intermédiaires, mais le tout est régi par Trompe-la-Mort, homme à l’identité versatile qui s’immisce dans le « système » qu’il dénonce. Guy Cassiers part de cette structure pour définir des niveaux de réalité distincts sur un plateau entièrement noir. Un quadrillage de filins divise la profondeur de scène, des lamelles d’écrans verticaux projettent des détails kaléidoscopiques du Palais Garnier et un tapis roulant horizontal donne une mobilité aux personnages ne contrôlant plus leur destin. Le grand escalier et la salle constituent les lieux de mondanité. Les cintres et sous-sols de l’Opéra se dévoilent dans les moments introspectifs sur la métaphysique des interactions. Les drames intimes se jouent quant à eux en huis-clos étouffants. Même si les rectangles d’images lassent quelque peu à mi-parcours, ils se renouvellent à mesure que l’éclairage final de l’intrigue approche.

L’ombre de la mort plane sur la jeunesse de Lucien et Esther, au suicide attendu, et l’immoralité de Trompe-la-Mort finit par payer : il est nommé chef de la police. L’omniscience qui le caractérise se traduit par l’usage d’une caméra sur scène, finissant par s’élever lentement vers les cintres, puis par une vue du ciel ascendante de l’Opéra et des rues de Paris, nous plaçant en voyeurs, et finalement coupables de complicité de ces destins funestes. 

Thibault Vicq

Trompe-la-Mort au Palais Garnier, jusqu'au 5 avril 2017

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