Peter Eötvös dirige un diptyque troublant à l'Opéra Grand Avignon

Xl_senza_sangue © Cédric Delestrade

Evénement - à l'Opéra Grand Avignon - que la présence du grand compositeur hongrois Peter Eötvös (né en 1944), venu diriger son dernier opéra Senza Sangue (en création mondiale de la version scénique, après avoir vu le jour sous forme concertante à la Philharmonie de Cologne), œuvre destinée à servir de préambule au Château de Barbe-Bleue de Béla Bartok (donné en seconde partie). Mécontent des couplages traditionnellement (et abusivement selon lui) proposés (comme Il Tabarro de Puccini ou L'Enfant et les sortilèges de Ravel), Eötvös a décidé de composer un opéra qui – dans sa dramaturgie comme dans sa musique – aurait des liens plus « authentiques » avec le plus célèbre des opéras hongrois.

Le livret du premier ouvrage – écrit par la femme du compositeur et inspiré du roman éponyme d'Alessandro Barrico - raconte l'histoire d'une femme qui a vu sa famille se faire massacrer sous ses yeux, pendant une guerre, alors qu'elle n'était qu'une petite fille. Epargnée par l'un des trois assaillants, elle le retrouve bien des années après, alors que les deux autres sont morts dans des conditions mystérieuses (le texte laisse penser qu'elle les a elle-même assassinés). C'est ce troublant face à face - à l'épilogue inattendu (la femme finit par coucher avec l'homme qu'elle comptait d'abord tuer par vengeance !) - que nous dévoile l'opéra. La musique de Peter Eötvös vise ici au décharnement d'elle-même, tend vers le dépouillement total. Impressionniste et raffinée, elle fait mouche par son originalité et sa quasi immatérialité. Quant à la mise en images du spectacle – confiée à l'homme de théâtre hongrois Robert Alföldi et la scénographe française Emmanuelle Favre –, elle s'avère minimaliste : une grande niche noire qui abrite seulement une table et deux chaises. C'est un huis-clos à l'atmosphère étouffante dans lequel se débattent les deux héros de l'histoire. Ceux-ci sont incarnés par les jeunes chanteurs français Albane Carrère (mezzo) et Romain Bockler (baryton-basse), visiblement pétris par le trac en début de représentation. L'intonation s'en ressent (en plus d'un italien laissant à désirer et un manque patent de volume vocal), mais ils prennent de l'assurance au fur et à mesure de la représentation et parviennent finalement à dessiner un portrait convaincant de ces deux âmes écorchées vives.

La mise en scène de l'ouvrage de Bartok – en seconde partie de programme – était confiée à une grande habituée des lieux : Nadine Duffaut. Le décor concave et oppressant de la première pièce est réutilisé ici ; la dimension onirique du chef d'œuvre de Bartok s'inscrit dans un même dispositif sombre et dépouillé, rehaussé néanmoins par des projections vidéos (conçues par Arthur Colignon) qui viennent figurer les sept ouvertures de portes, mais surtout par les éclairages à portée fortement symbolique de Philippe Grosperrin. Adrienn Miksh et Karoly Szemerédy se montrent très émouvants en Judith et Barbe-Bleue. La première déploie son soprano corsé, chaud et puissant, avec une invincible détermination, tandis que le second, avec une voix plus rocailleuse, confère à son personnage une humanité et une soufrance particulièrement touchantes.

Les deux partitions ont en commun une virtuosité extrême dans l'écriture orchestrale, et Peter Eötvös – à la tête d'une phalange maison en très grande forme – s'attache à mettre en valeur cet aspect, dessinant de précieux filigranes à l'intérieur d'une gamme privilégiant les demi-teintes, avec de rares incursions dans les couleurs les plus violentes. Malgré une salle clairsemée, le public qui a eu la bonne idée d'être présent ne boude pas son plaisir et fait une véritable fête aux protagonistes du spectacle.

Avisons le lecteur que le diptyque sera remonté le 26 juin au Théâtre National de Budapest, dans le cadre de l'Armel Opera Festival.

Emmanuel Andrieu

Senza Sangue (Eötvös) & Le Château de Barbe-Bleue (Bartok) à l'Opéra Grand Avignon - les 15 & 17 mai 2016

Crédit photographique © Cédric Delestrade

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