Opera North redonne sa chance (avec succès !) à The Greek Passion de Bohuslav Martinu

Xl_the_greek_passion_01 © Tristram Kenton

Nous nous l’étions (et vous l’avions) promis, au sortir d’une mémorable Aïda in loco en mai dernier, nous reviendrions bientôt à l’attachant Opera North de Leeds, pour cette rareté absolue que constitue The Greek Passion (La Passion grecque) de Bohuslav Martinu (mort en 1959). Cet ouvrage est en fait le dernier opus du compositeur tchèque, que lui avait inspiré la lecture du Christ recrucifié du célèbre romancier grec Nikos Kazantzakis. Il le rencontre à Antibes en 1954 et, fort de son accord, se met eu travail : en janvier 1956, la partition est achevée. Comme l’ouvrage doit être créé à la Royal Opera House de Londres (qui le lui a expressément commandé), le musicien écrit lui-même, en anglais, le livret. Mais des manigances à la tête de l’institution londonienne font finalement capoter le projet. L’œuvre ne sera créée qu’en 1961, dans une version allemande (remaniée) à l’Opéra de Zurich, et l’original anglais devra attendre 1999 pour être enfin porté à la scène, au Festival de Bregenz en l’occurrence.  

A cause de sa rareté autant que de son pouvoir émotionnel (et de ses résonances actuelles), l’histoire mérite d’être ici narrée. Dans la Grèce de l’Asie mineure au début du XIXe siècle, le berger Manolios se voit confié le rôle du Christ dans le jeu de la Passion présenté par les gens du village de Lykovrissi. Peu à peu, le berger cesse de jouer et commence à incarner son personnage, à se substituer au Christ. La suite de l’histoire lui donnera l’occasion d’aller jusqu’au bout de son rôle et de son sacrifice. Le village est envahi par une troupe de paysans misérables chassés par les Turcs de leurs terres et cherchant désespérément un refuge. C’est à ce moment-là que la vie paisible et aisée de la commune tourne au drame et le sujet de l’opéra prend soudain des connotations universelles et aussi très actuelles... Après un premier élan de compassion et de miséricorde pour les réfugiés, les gens se détournent de ces intrus pauvres et incommodes qui meurent de faim et cherchent un terrain pour vivre. Les masques tombent et les villageois montrent leurs vrais visages, les personnages de l’Evangile se confondent avec les personnes réelles. Manolios s’oppose à ceux qui cherchent à chasser les misérables du village et cela provoque une explosion de haine contre lui. Le pope Grigoris l’excommunie de l’Eglise et Panait, homme qui campe le rôle de Judas, le tue. Le sacrifice est consommé et les réfugiés reprennent leur marche désespérée...

Comme le souligne le musicologue Isa Popelka, spécialiste des œuvres de Martinu : « Le Christ, allant pieds nus dans le monde et frappant en vain aux portes des riches, était pour Bohuslav Martinu non seulement une légende ancienne dans laquelle les innombrables déshérités projetaient leur sort ainsi que leurs espoirs toujours déçus, mais aussi un symbole dépassant largement le cadre du christianisme, une expression de l’éthique plébéienne consciente de la nécessité de compassion et de proximité humaine ainsi que de rapports harmonieux, non égoïstes et empreints de sympathie ». En Italie où, chaque jour, arrivent par centaines des réfugiés venus du continent africain pour fuir guerres et misère, une telle œuvre parle d’elle-même. Le metteur en scène new-yorkais Christopher Alden (à ne pas confondre avec son frère David Alden) choisit, à l’aide de son scénographe Charles Edwards et de sa costumière Doey Lüthi, de ne pas situer explicitement l’action - si ce n’est qu’elle est bien évidement transposée dans notre contemporanéité -, et recourt à la stylisation, au moyen d’un dispositif unique constitué d’une grande tribune (comme la réplique d’un théâtre grec), facilement manipulable, pour laisser le plateau vide quand l’action l’exige. C’est là que prend place le chœur, omniprésent ici, toujours placé frontalement au public, qu’il incarne le peuple des villageois ou celui des réfugiés. Ces derniers apparaissent avec des mannequins qu’ils tiennent dans leurs bras, symbole de leurs vies fragiles et aléatoires, et quand l’un d’entre eux meurt, le mannequin s’envole vers les cintres et reste alors suspendu en l’air… une image dérangeante qui vise à émouvoir et faire réfléchir le spectateur…

Dans le rôle de Manolios, le ténor écossais Nicky Spence convainc par l’intensité de son ténor puissant, qui ne craint pas de recourir jusqu’au cri pour éveiller les consciences. La jeune soprano polonaise Magdalena Molendowska impressionne plus encore : sa voix étale parcourt toute la tessiture de Katerina, avec une pugnacité qui ne perd jamais une once d’onctuosité. Le baryton anglais Stephen Gadd, de son côté, ne fait qu’une bouchée du rôle du riche et égoïste Pasteur Grigoris, auquel le compositeur réserve une musique belcantiste aux tournures assez convenues. Le reste de la (nombreuse) distribution se dépense sans compter, avec une mention pour John Savournin (Pasteur Fotis), l’indomptable défenseur des réfugiés, mais il faut également saluer le Panait brutal de Jeffrey Lloyd-Roberts, ou encore la gracieuse Lenio de Lorna James, la fiancée abandonnée par Manolios. Quant au Chœur d’Opera North, il convainc autant par son engagement dramatique que par sa précision, notamment dans son saisissant Kyrie Eleison à la fin du II ! (voir la vidéo plus bas). Enfin, sous la baguette passionnée du chef d’orchestre britannique Garry Walker, l’Orchestre d’Opera North fait valoir toute la complexité d’une partition qui explore sentiments, conflits et croyances, avec un lyrisme envoûtant.

Une soirée magistrale… Vive Opera North !

Emmanuel Andrieu

The Greek passion de Bohuslav Martinu au Grand Theater de Leeds, jusqu’au 19 octobre 2019 (puis en tournée dans le nord de l’Angleterre)

Crédit photographique © Tristram Kenton

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