Dimitri Tcherniakov désenchante le rare Kitège de Rimski-Korsakov au Liceu de Barcelone

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La légende de la ville invisible de Kitège est l'avant-dernier opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov, composé entre 1903 et 1905, et crée au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg en 1907. Parvenu à l'âge mûr, le compositeur russe y révèle ses préoccupations profondes, sans hâte, en s'apesantissant longuement sur le détail des atmosphères, sur les volutes de l'ornementation, sur les arabesques des timbres et des couleurs. Il offre avec cet ouvrage l'un des derniers accomplissements du lyrisme romantique russe, dans toute sa magnificence ; la générosité mélodique, inextinguible, déferle avec un bonheur absolu. Comme dans les opéras de Janacek ou de Dvorak, la Nature irrigue chaque rôle, quand elle n'est pas la protagonniste essentielle. Le récit, d'une limpidité et d'un calme envoûtants, s'attache à un miracle survenu en 1237 de notre ère, au moment de l'invasion de la Russie par les Tatares de Batu Kan. Les envahisseurs s'attaquent aux deux cités mythiques de Kitège – la Grande et la Petite – pour piller les églises, violer les femmes et massacrer les enfants. Au milieu des prairies et des bois, vit la vierge Fevronia ; ses doux dialogues avec les animaux et les fleurs sont des chants de louange à la gloire de Dieu et de la Mère Nature. Quand le prince Vsevolod l'aperçoit, il en tombe aussitôt amoureux et charge des ambassadeurs de la conduire à la Grande Kitège, dans le palais de son père, le sage Iouri. Le cortège n'y parviendra jamais. Les Tatares s'emparent de la Petite Kitège, capturent Fevronia et un vieil ivrogne, Grishka Kuterma, qui, pour échapper à la torture, acceptera de les conduire dans la Capitale. Vsevolod et ses guerriers tentent en vain de défendre la ville : ils succombent sous les armes de leurs adversaires. Un miracle survient alors : les anges soulèvent la ville dans les cieux et la déposent au fond d'un lac, invisible au regard des païens. Fevronia célèbrera dans la cité fantôme ses noces mystiques avec le Prince et Grishka obtiendra le pardon pour sa trahison.

Créée à Amsterdam en 2012 – en coproduction avec La Scala de Milan -, cette production de Kitège est signée par l'un des principaux trublions de la scène lyrique actuelle, le russe Dimitri Tcherniakov - qui signe également les décors. Le premier tableau est d'ailleurs plébiscité par le public catalan qui l'applaudit chaleureusement, lorsqu'il apparaît au lever de rideau : on y voit la charmante cabane où vit Fevronia, intégrée dans une Nature idyllique et intemporelle (décor qui revient au IV, mais pour y assister à la mort de l'héroïne). Les tableaux des acte II et III sont beaucoup moins attractifs : un restaurant de type collectiviste de l'ère soviétique (où se déroule un massacre aussi réaliste qu'insoutenable, qui renvoit explicitement à l'actualité) puis une salle d'hôpital miteuse (ou les rares rescapés de l'acte précédent agonisent...). Tchernakiov fait ainsi s'affronter deux mondes antinomiques, celui de Fevronia, qui glorifie une Nature généreuse, apaisée et enivrante, et celui des Russes et des Tatares, où ne reignent que la bêtise, l'égoïsme et la brutalité aveugle. Si l'on demeure admiratif devant une direction d'acteurs tirée au cordeau, quid en revanche de l'essence même de l'ouvrage - qui est le merveilleux - et dont Tcherniakov fait volontairement ici l'économie ?

La distribution vocale est globalement satisfaisante. La soprano russe Svetlana Ignatovitch est une Fevronia des plus expressives, touchante et naturelle, aux longs pianissimi lumineux. A ses côtés, Maxim Aksenov campe un Prince à la voix claire, mais au chant trop uniforme, tandis que Dmitry Golovnin est un prodigieux Grishka, insolent, tranchant, rongé par l'amertume de sa condition modeste. La basse américaine Eric Halfvarson offre à Youri sa voix sombre et puissament projetée, mais son jeu est en revanche quelque peu stéréotypé. Les seconds rôles n'appellent aucuns reproches, avec une mention pour le Pojarok du baryton grec Dimitris Tiliakos, tandis que le Choeur du Liceu - placé sous la direction de l'excellent José Luis Basso – s'est montré à la hauteur de la tâche - d'autant qu'il est particulièrement sollicité dans la partition de Rimski-Korsakov.

Enfin, le chef catalan Josep Pons parvient à insuffler une vraie force dramatique à la phalange maison (dont il est directeur musical), notamment dans l'Interlude de la bataille de Kergenitch, il mais se montre malheureusement beaucoup moins convaicant dans les évocations de la nature, qui manquent significativement de mystère et de transparence.

Emmanuel Andrieu

La Légende de la ville invisible de Kitège au Liceu de Barcelone

Crédit photographique © Antoni Bofill

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