A l'Opernhaus Zürich : un Don Giovanni iconoclaste mais d'une certaine cohérence

Xl_don-giovanni-mozart-opernhaus-zurich © DR

En trente ans, on en a vu de toutes les couleurs des Don Giovanni, mais avouons que celui signé par le metteur en scène allemand Sebastian Baumgarten pour l’Opernhaus Zürich est particulièrement iconoclaste. Et si visuellement le spectacle nous a déplu, reconnaissons que la production affiche une certaine cohérence, et entre dans le cadre des perspectives infinies du mythe aussi éternel qu’universel imaginé par Tirso de Molina.

Dans la bonbonnière zurichoise, alors que les spectateurs prennent place, un film est projeté sur le plateau : il montre divers techniciens de surface marquer au spray noir de grandes banderoles blanches, sur lesquelles on peut lire des slogans religieux à tendance moralisatrice. Tout au long de l’opéra, ces mêmes agents réapparaissent régulièrement pour rétablir l’ordre : par exemple, ils effacent les traces de sang après l’assassinat du Commandeur. L’action se déroule dans le décor passe-partout imaginé par Barbara Ehnes, évoquant vaguement une chapelle moderne où trônent un petit orgue positif et un clavecin tenus par Enrico Maria Cacciari ou un violoncelle (Christine Theus), placés à l’arrière-plan, qui servent surtout à accompagner les récitatifs en faisant office de basse continue. Dans ce monde propret, Don Giovanni apparaît telle la projection des désirs refoulés de toutes les femmes présentes. D’abord King Kong pour Donna Anne (photo), il se transforme ensuite en moine blanc pour Donna Elvira, pour se muer enfin en vampire adepte de messes noires et de sacrifices humains devant Zerlina. Enfin, lors du banquet final, il prend place à une table digne de La Grande Bouffe, le film sulfureux et subversif de Marco Ferreri, avant de disparaître dans les flammes d’un ascenseur providentiel. La scène finale nous montre tous les acteurs du drame habillés comme les nettoyeurs du début, qui traquent la moindre saleté dans leur univers cosy où la fantaisie est désormais bannie – tandis qu’un mortel ennui les envahit tous et les fait peu à peu dépérir.

Le baryton-basse argentin Nahuel Di Pierro – pour son unique apparition dans la production en remplacement de Konstantin Shushakov – rallie tous les suffrages dans le rôle-titre. On connaissait de longue date ses mérites en Leporello et c’est un époustouflant Don Giovanni qu’il incarne cette fois, au sens propre du terme, à Zurich. Timbre ferme et sonore, émission arrogante sans cassure du grave à l’aigu, sens du mot et de la phrase : on reste béat d’admiration devant sa magnifique interprétation de ce rôle mythique entre tous ! À ses côtés, le baryton américain Evan Hughes se glisse dans les atours de Leporello avec un vrai brio scénique, mais sur le plan vocal, tout n’est pas en règle du fait de petits problèmes d’intonation. Le ténor suisse Mauro Peter prête son timbre clair et franc à Don Ottavio tandis qu’Andrew Moore campe un Masetto sans histoire. Quant à la basse étasunienne David Leigh, il complète efficacement la distribution masculine en offrant un solide Commandeur.

Du côté des femmes, la soprano finnoise Tuuli Takala domine avec une certaine aisance les nombreuses aspérités du rôle de Donna Anna, et impose un phrasé suffisamment expressif. La Donna Elvira de la soprano roumaine Anita Hartig, malgré sa voix large et sonore, parvient à émouvoir : fébrile, instable et touchante dans son besoin désespéré de reconquérir son époux. Enfin, la soprano américaine Erica Petrocelli ne connaît aucun problème de tessiture en Zerlina, et son charme sied particulièrement bien à son personnage.

En fosse, avec une alacrité inaccoutumée dans cet ouvrage, le jeune et bouillonnant chef canadien Jordan de Souza dirige une brillante Philharmonia Zürich, aux sonorités contrastées et à la riche palette de nuances. Toute la flamme, l’énergie, la rage et la poésie qu’appelle le chef d’œuvre de Mozart sont ici restituées avec autant de force que de conviction, et la direction musicale n’est ainsi pas la moindre des satisfactions de notre soirée lyrique suisse !

Emmanuel Andrieu

Don Giovanni de W. A. Mozart à l’Opernhaus Zürich, jusqu’au 18 février 2022

Crédit photographique © Toni Suter / T+T Fotografie

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