Sufi’s Saraband nous transporte à La Cité Bleue

Xl_28.10.25_sufis-saraband-c-giulia-charbit_-_la_cite_bleue_dsc8698 © Giulia Charbit - La Cité Bleue

Une fois n’est pas coutume, c’est une expérience, une découverte que propose La Cité Bleue de Genève en ce mois d’octobre : comme promis dans la présentation, Sufi’s Saraband nous « invite à un voyage mystique où la musique, la poésie et la danse soufie s’entrelacent pour évoquer l’extase spirituelle et la quête d’absolu ».

À l’origine de ce projet, la rencontre entre le directeur des lieux, Leonardo García Alarcón, et Keyvan Chemirani, dont la magie des mains nous avait envoûtée dans Il Diluvio universale à Ambronay, avant de le retrouver à Montpellier, pour Negar, l’an passé. Là, nous étions saisie non seulement par son talent de musicien hors pair, mais aussi par celui de compositeur au langage fort, pluriel et universel, dans lequel « tout se mélange sans perdre en identité pour en former une nouvelle, plus belle encore ». Nous notions également une sagesse de l’écriture musicale demeurant accessible à tous que nous retrouvons aussi ce soir. Le baroque se mêle à la musique du compositeur, soit en s’adaptant quelque peu à ses accents, soit en inspirant ses propres partitions. À la verticalité du baroque s’adjoint l’horizontalité de la musique modale pour créer une nouvelle dimension toute en profondeur.

Le mariage de ces horizons divers s’avère bienheureux et engendre à l’écoute un bonheur sans égal. On se délecte de ce bonbon sucré aux saveurs profondes. En se concentrant, chaque parfum est reconnaissable : ici, Lachrimae de John Dowland ; là, une Chaconne de Purcell, ici encore, Herzlich tut mir verlangen de Bach ; ou bien The Mad Lover Suite, Ground. Aire V de John Eccles. Le reste est signé de Keyvan Chemirani. Pourtant, comme pour tout grand plat de chef, la magie n’opère que si les saveurs se mélangent dans un équilibre délicat où chaque élément distinct se mêle aux autres pour atteindre une saveur nouvelle, une sorte d’umami. En seulement deux productions, Keyvan Chemirani confirme ainsi une patte personnelle. La signature du chef, pourrait-on dire.

Sokratis Sinopoulos et Keyvan Chemirani, Sufi's Saraband, La Cité Bleue (2025) © Giulia Charbit - La Cité Bleue
Sokratis Sinopoulos et Keyvan Chemirani, Sufi's Saraband, La Cité Bleue (2025) © Giulia Charbit - La Cité Bleue

Toutefois, un plat d’exception ne pourrait exister sans produits à la hauteur de la recette. Pour nous servir ce mets divin, le compositeur – également aux percussions, zarb et santour – s’entoure d’une équipe de choix : à ses côtés, dans les percussions, son frère Bijan Chemirani (zarb, lafta,saz, percussions) qu’il qualifie de « plus talentueux que lui ». Sans nous permettre de juger ce point, il va sans dire que le talent ne manque effectivement pas dans cette famille aux doigts de fée, rapides, délicats, capables de gouttelettes comme de bourrasques ou de claques, engendrant tout un univers à elles seules. Sokratis Sinopoulos, grand maître de la lyra, offre de sublimes instants, suspendant l’air dans des notes ténues, fragiles, mais aussi revigorées pour lier les autres instruments entre eux tel un fil fin sur lequel ses acolytes peuvent voyager.

À l’archiluth, un nom bien connu : Thomas Dunfort, prodigieux comme toujours. Ses doigts habiles parcourent les cordes de l’instrument avec une facilité déconcertante, offrant des accents rythmés, se pliant à l’écriture « baroco-modale » de Keyvan Chemirani. Son duo avec Violaine Cochard, au clavecin, atteint un caractère synchrone parfait. Là aussi, la fluidité des phalanges de la claveciniste a quelque chose de magique, apportant légèreté, appui, accompagnement, ornements... Un puits sans fond de richesses dont la musicienne sort à loisir de quoi nous réjouir.

Violaine Cochard et Thomas Dunfort, Sufi's Saraband, La Cité Bleue (2025) © Giulia Charbit - La Cité Bleue
Violaine Cochard et Thomas Dunfort, Sufi's Saraband, La Cité Bleue (2025) © Giulia Charbit - La Cité Bleue

Toutefois, le plus grand talent de chacun réside aussi dans un travail d’équipe d’une homogénéité absolue où chacun brille sans se hisser au-dessus des autres. Le fameux équilibre des saveurs d’un plat d’exception que nous mentionnions plus haut.

Dernier instrument à citer, et pas des moindres, la voix d’Aida Nosrat, découverte dans le rôle-titre de Negar (évoqué plus haut). Sa voix nous emmenait alors déjà « avec délice » dans le chant persan. Le plaisir se renouvelle, s’intensifie avec ses interventions variées mettant en avant les textes poétiques choisis pour ce spectacle. Les ornementations persanes sont riches, envoûtantes, chatoyantes, célestes. Le texte existe, et même si l’on ne comprend pas la langue, il prend vit et chante à travers la voix d’Aida Nosrat. Ses interventions sont dispensées avec équilibre durant la soirée, sa verve joue avec la musique et les rythmes imposés, allant jusqu’à une sorte de rap où la musicalité de la langue s’exprime pleinement avant que ce chant voyageur, à la fois proche et lointain, ne reprenne son chemin.

Aida Nosrat, Sufi's Saraband, La Cité Bleue (2025) © Giulia Charbit - La Cité Bleue
Aida Nosrat, Sufi's Saraband, La Cité Bleue (2025) © Giulia Charbit - La Cité Bleue

Accompagnant ce plat déjà savamment élaboré, deux arts supplémentaires viennent s’adjoindre, un peu comme une sauce viendrait relever un mets pour mieux libérer ses parfums : la danse soufie, d’abord, présente dès le début. Il s’agit en réalité de bien plus qu’une simple danse : c’est un art ancestral, une forme de méditation active, une pratique spirituelle hypnotisante caractérisée par un mouvement rotatif continue. Une paume vers le ciel, l’autre vers la terre, la danseuse Rana Gorgani – l’une des très rares derviches tourneurs féminins au monde – devient le lien entre le céleste et le terrestre.

Le deuxième élément est la « Musicalligraphy » de Bahman Panahi. Artiste plasticien et maître calligraphe mais aussi musicien, il a approfondi l’idée de l’interdisciplinarité entre calligraphie et musique, mettant au point cette « démarche novatrice, dont la finalité est l’exploration des points de convergence entre la calligraphie et la musique. Elle est la maturation de la pratique traditionnelle de la calligraphie en proposant une entrée dans l’art contemporain par une approche abstraite et conceptuelle : les principes sont transcendés au profit de la démarche plastique qui ajoute du sens à l’œuvre. Une œuvre de Musicalligraphy contient une part de musicalité tant dans le langage exprimé que dans l’expression artistique qui s’en dégage » (cf. le site de Bahman Panahi). Ainsi, les traits de l’artiste « musicalligraphe » viennent illustrer, danser, jouer sur l’écran au cours de la soirée.

Sufi's Saraband, La Cité Bleue (2025) © Giulia Charbit - La Cité Bleue
Sufi's Saraband, La Cité Bleue (2025) © Giulia Charbit - La Cité Bleue

Citons également Léo Petrequin (création lumières) et Romain Girard (réalisation vidéo) dont le travail permet une atmosphère intime, chaleureuse et festive, sans oublier une mise en lumière au propre comme au figuré des arts des uns et des autres. Quant aux poèmes choisis – sur les conseils, notamment, de Nahal Tajaddod –, illustrés et chantés, ils sont de microcosmes mêlant les univers de Rûmî, référence inévitable, et de Forough Farrokhzad, poétesse iranienne décédée en 1967.

Sufi’s Saraband nous transporte donc, dans le sens de « porte en trans ». Le spectacle offre un rendez-vous hors du temps, hors frontières : nous partons en direction de l’Iran, certes, mais un Iran fantasmagorique, musical, sableux, chaud sans être écrasant, accueillant, chantant, mystique, loin du brouhaha du monde et du réel. Un enchantement festif.

Elvira Montez
 Genève, 28 octobre 2025

Sufi’s Saraband à la Cité Bleue de Genève les 28 et 29 octobre 2025

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