Une Carmen comme on en rêve à l’Opéra national du Rhin

Xl_carmenpiano1709hdnweb © Klara Beck

L’Opéra national du Rhin propose pour cette fin d’année la reprise de la production de Carmen signée par Jean-François Sivadier et créée à l’Opéra de Lille en 2010. Un très beau cadeau pour finir l’année en beauté, qui propose en alternance dans le rôle-titre Stéphanie d’Oustrac et Antoinette Dennefeld, mettant le spectateur devant un choix difficile, les deux noms étant porteurs de belles promesses.


Stéphanie d’Oustrac (Carmen) ; © Klara Beck

En ce soir de Première, c’est Stéphanie d’Oustrac que nous avons retrouvée dans ce rôle-titre qu’elle connaît parfaitement pour l’avoir déjà interprété à de multiples reprises, y compris lors de la création lilloise de cette production, qui marquait d’ailleurs sa prise de rôle ! Et telle une robe de grand couturier faite sur-mesure, elle se glisse dans la peau de l’héroïne comme si elle avait été créée pour elle. La maîtrise est totale, du bout des ongles jusqu’au moindre silence de la partitions, bien au-delà des notes : l’interprète et le personnage ne font plus qu’une dès la première apparition. Il y a ici chez la bohémienne une aspiration à la liberté flagrante, mais aussi un charme – véritable écho à son nom – qui va par-delà la simple sensualité : Carmen a quelque chose d’envoûtant, de presque magique, comme lorsque la fleur tombe du « ciel » pour se planter dans le sol – et en plein cœur – à sa seule volonté. La voix est à l’aise dans cette partition qui semble n’avoir plus de secret pour la mezzo-soprano. A la fois énergique et entière, fidèle avant tout à elle-même, cette Carmen refuse la demi-mesure pour notre plus grand plaisir, dans un naturel confondant, loin de toute vulgarité, et dans une prononciation exemplaire. L’héroïne est ici plus que jamais actuelle, et l’on apprécie que cette atemporalité du personnage ne soit pas soulignée lourdement par la mise en scène. D’autant plus quand la cantatrice qui l’interprète le fait avec autant de talent.


Edgaras Montvidas (Don José, Stéphanie d’Oustrac (Carmen) et
Guilhem Worms (Zuniga) ; © Klara Beck

Face à Stéphanie d’Oustrac, nous retrouvons avec plaisir Edgaras Montvidas (qui lui donnait déjà la réplique dans le Werther nancéien de 2018) en Don José. Les difficultés de la langue française se font parfois sentir, et il est vrai que l’effort de prononciation dans les parties parlées supplante parfois le naturel. Pour autant, on apprécie le résultat et les efforts du chanteur pour maîtriser une langue si difficile et offrir, au final, une prononciation que l’on saluera globalement. Le chant, pour sa part, se colore de toute la palette d’intentions que l’on attend du personnage : amoureux, violent, fils aimant, doux amant, soldat obéissant ou rebelle, implorant ou exigeant... La ligne est claire, tout comme la projection dans laquelle se reflète le soleil d’Espagne, et la voix se marie aussi bien avec celle de Carmen qu’avec celle de Micaëla, interprétée par Amina Edris. Cette dernière est tout simplement impressionnante, non seulement par la projection et les nuances dont elle fait preuve, mais aussi par une interprétation loin du piège de la « coquille vide » dans lequel il est aisé de tomber dans ce rôle. Loin d’être une simple et douce jeune fille dont la plus grande aventure reviendrait à porter des messages à Don José, elle laisse deviner un tempérament affirmé ainsi qu’un désir de femme et non une simple amourette gentillette envers Don José. Ajoutons à cela une diction qui force le respect (l’on n’aurait d’ailleurs aucun mal à la croire native de notre beau pays). Chacun de ses airs est source de plaisir, et l’on attend naturellement avec impatience « Je dis que rien ne m’épouvante » au III, dont elle ne fait qu’une bouchée.


Régis Mengus (Escamillo) ; © Klara Beck

Carmen, Opéra national du Rhin (2021) ; © Klara Beck

L’Escamillo de Régis Mengus n’a pas à rougir lui non plus. Nous retrouvons bien sûr le côté matamore du toréador, mais le personnage est travaillé avec une réelle profondeur. Lui aussi apparaît libre avant tout, dans ses amours comme dans ses gestes, et le culte de son métier lui confère un respect réel : son costume n’est pas qu’apparat, et le toréador n’occulte pas Escamillo. Peut-être aurait-on apprécié davantage encore d’énergie pour « Votre toast, je peux vous le rendre », mais ce serait là chercher la petite bête.

Le Moralès d’Anas Séguin s’en tire également avec les honneurs, déployant un beau timbre ambré, tandis que le Zuniga de Guilhem Worms se montre tout à fait satisfaisant. Judith Fa et Séraphine Cotrez sont parfaitement complémentaires dans leur duo Frasquita / Mercedes, en bande rapprochée de Carmen, mais le duo le plus comique demeure celui du Dancaïre et du Remendado (apparemment grand consommateur ici de certaines substances illicites), formé par Christophe Gay et Raphaël Brémard. Bien que rôles secondaires, ils s’imposent comme duo de choc, et l’on apprécie tant les voix que le jeu des deux interprètes. Citons enfin le comédien Yanis Skouta, sympathique Lillas Pastia qui pourrait cependant gagner en diction.

La réussite de la soirée repose donc sur cette distribution de haut vol, mais également sur la mise en scène de Jean-François Sivadier que l’on apprécie tout particulièrement : simple, précise et efficace, elle ne se perd pas en élucubrations hasardeuses, tentatives d’actualisation, messages politiques idéalistes ou personnels, ou encore en relectures qui, forçant l’originalité, en oublient l’œuvre. Le metteur en scène joue avec les stéréotypes du livret, prend le parti de l’humour et respecte le texte. Le décor (signé Alexandre de Dardel) est simple et ingénieux, jouant avec un élément principal qui se décompose et des rideaux qui permettent des changements ou des apparitions sans perte de rythme. L’efficacité n’a pas besoin de complexité, et l’on peut ici se laisser porter avec plaisir et délice dans cette mise en scène intelligente, qui donne une véritable profondeur à l’ensemble des personnages. Chacun a une réelle existence et ne se contente pas d’être simplement là parce que la partition le dit : chœur et maîtrise vivent également pleinement leurs vies, participent au mouvement et à l’univers de la scène. A certains égards, on trouve un petit air de comédie musicale avec les chorégraphies de groupe, comme pour « Nous avons en tête une affaire ». Un écho qui n’a rien d’ubuesque compte tenu de la parenté entre les deux styles de spectacle. Saluons aussi au passage l’excellence du chœur de l’Opéra (préparé par Alessandro Zuppardo), ainsi que des Petits Chanteurs de Strasbourg et de la Maîtrise de l'Opéra national du Rhin (préparés par Luciano Bibiloni). L’homogénéité, l’équilibre et l’unité sont tout simplement exemplaires, au point que l'on se passe aisément du surtitrage dans ces parties d’ensemble.

Enfin, ultime satisfaction de la soirée, l’Orchestre symphonique de Mulhouse brille tout particulièrement sous la direction de la jeune cheffe Marta Gardolińska qui dompte l’acoustique de la fosse et de la salle d’une main de maître. Toujours attentive aux chanteurs, elle parvient à créer un équilibre parfait ainsi que cette alchimie que l’on rêve toujours d’entendre à l’opéra entre voix et musique. Les mouvements de la partition coulent de source sous sa baguette, avec laquelle elle peint en milles couleurs cette fresque magistrale, jusqu’au plus petit demi-soupir.

Le lecteur l’aura donc compris : l’Opéra national du Rhin offre avec cette Carmen un spectacle sans faute, auquel on ne peut que l’inviter à se précipiter, que cela soit en compagnie de Stéphanie d’Oustrac ou d’Antoinette Dennefeld. Car s’il est vrai que l’œuvre est l'une des plus données sur toutes les scènes du monde, on a rarement l’occasion d’en voir de si réussie !

Elodie Martinez
(Strasbourg, le 2 décembre 2021)

Carmen, à l'Opéra national du Rhin : jusqu'au 15 décembre, puis à Mulhouse les 7 et 9 janvier.

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