Le Tribut de Zamora à l'Opéra de Saint-Etienne : l'injuste oubli réparé

Xl_tdz_025 © Cyrille Cauvet

Ces 3 et 5 mai, l’Opéra de Saint-Etienne offrait à son public un formidable cadeau : la redécouverte de l’injustement oublié Tribut de Zamora, de Charles Gounod, créé en 1881. Une très belle initiative qui fait suite à la redécouverte de l’œuvre par le Palazzetto Bru Zan en 2018 – alors en version de concert et déjà dirigée par Hervé Niquet.

Il faut dire que le livret de ce Tribut de Zamora multiplie les rebondissements et dei ex machina parfois peu probables. L’œuvre s’ouvre à Oviedo, où nous rencontrons un jeune couple (Xaïma et Manoël) sur le point de  se marier. C’est sans compter sur l’arrivée de Ben-Saïd à la tête d’une délégation maure venant réclamer le tribut de vierges stipulé dans le traité signé à Zamora, où la guerre avait fait rage et conduit à la défaite des Chrétiens. Le roi vient confirmer que la ville doit sa part à ce tribut, et un tirage au sort est effectué. Le deuxième nom tiré est celui de Xaïma, qui doit donc rejoindre la délégation jusqu’aux rive de l’Oued El-Kédir, près de Cordoue. On y découvre le personnage d’une folle, Hermosa, faite prisonnière à Zamora. Alors qu’elle subit les moqueries de la foule, le frère de Ben-Saïd, Hadjar, rappelle que le Coran stipule : « Tiens pour saints les fous, sinon sois maudits ».
On retrouve également Manoël qui a suivi sa fiancée afin de la protéger et la libérer. Il s’est déguisé en soldat arabe, mais Hadjar le reconnaît : il est le soldat espagnol qui lui a sauvé la vie sur le champ de bataille, et compte bien honorer sa dette. Puisque Xaïma sera vendue aux enchères, il lui offre sa fortune en complément du maigre pécule du jeune homme afin de la racheter. Malheureusement, Ben-Saïd intervient pendant la vente : s’étant épris de la jeune femme, il désire la racheter, et gagne les enchères haut-la-main.

Nous plongeons ainsi au troisième acte dans son palais, où Xaïma refuse les avances de son nouveau « maître ». Toujours désireux de payer sa dette, Hadjar introduit Manoël dans le palais de son frère en le présentant comme l’homme qui lui a sauvé la vie. Ainsi, Ben-Saïd reconnaît avoir lui aussi une dette envers lui : Manoël peut demander tout ce qu’il veut de matériel, mais c’est sa fiancée qu’il est venu chercher. Face à sa requête et au propos de l’Espganol, il ordonne son arrestation. Xaïma s’y oppose en menaçant de se suicider s’il ne l’épargne pas, ce qui fait revenir Ben-Saïd sur sa décision. Parallèlement, Hermosa erre librement dans le palais grâce à son statut de folle, et discute avec Xaïma. Les deux femmes, en regroupant leurs souvenirs communs de Zamora, finissent pas comprendre que Hermosa n’est autre que la mère de Xaïma. Une découverte qui lui rend miraculeusement la raison !
Enfin, les deux amants parviennent à se retrouver dans les jardins du palais et décident de se suicider pour vivre ensemble dans la vie après la mort, mais Hermosa les en dissuade en expliquant qu’elle pourra les faire s’échapper du palais. Mais Ben-Saïd, pour sa part, ne patiente plus et veut forcer sa captive à se plier à son amour malgré ses refus. Hermosa tente de l’en dissuader, lui révélant qu’elle a retrouvé la raison et sa fille, mais rien n’y fait. Face à sa décision, elle finit par le poignarder. Hadjar et les soldats arrivent mais il est trop tard ; alors que les épées se tournent vers Hermosa, le frère de Ben-Saïd rappelle une fois encore le Coran, et décide de laisser partir les trois chrétiens.

L’histoire n’est donc pas simple et fortement rocambolesque, mais le livret révèle de très beaux passages, tandis que cette ultime partition de Gounod se révèle superbe, ainsi que l’explique Hervé Niquet : « Les grands airs sont évidemment incontournables, ils sont beaux du début jusqu’à la fin. Mais les connexions, c’est du génie de théâtre, c’est de la haute couture. Et le climax, c’est un septuor de solistes qui chantent avec un chœur et un double orchestre. C’est absolument gigantesque, jusqu’à la plus petite chose et la plus petite connexion ». On comprend aisément l’engouement du public à l’époque de sa création, et beaucoup moins le désamour de la critique d’alors : le compositeur maîtrise son art du début à la fin, entre douceur et émotions profonde, mais aussi le travail des détails, le goût pour l’exotisme avec quelques pages particulièrement marquées, ou encore cet hymne national créé pour le peuple de Zamora et le patriotisme qui s’en dégage.


Le Tribut de Zamora, Opéra de Saint-Etienne, © Cyrille Cauvet

Pour mettre en scène cette œuvre oubliée, la maison stéphanoise a fait appel à Gilles Rico, qui a préféré ne pas suivre le livret pour « retourner à une thématique essentielle qui est au cœur du livret, qui est celle de l’émancipation » en suivant l’histoire à travers les yeux et l’expérience de Xaïma. L’histoire est ainsi racontée non pas de manière littérale, mais « comme une hallucination, comme un délire ». Le personnage développé est alors celui d’une jeune femme vivant aux alentours de 1881 – date de la création de l’opéra – ayant vécu plusieurs expériences traumatisantes, dont la guerre, et qui se retrouve donc à l’hôpital de La Salpêtrière sous la direction du docteur Charcot. Elle va halluciner le Tribut de Zamora, en y intégrant petit à petit des éléments de sa vie réelle.

S’il l’on peut s’interroger sur le fait de redécouvrir une œuvre avec une mise en scène qui prend des chemins détournés pour ne pas donner à voir le livret comme tel, force est de constater que le travail de Gilles Rico en offre toutefois une belle lisibilité. Certes, les deux mondes – le livret et l’hôpital – peuvent surprendre, mais ils parviennent finalement à cohabiter et à offrir une histoire dans laquelle on ne se perd pas. Les quelques scènes se référant à la Salpêtrière rappellent ce qu'il s’y passait (exposition de crises d’hystérie féminine pour un public masculin particulièrement friand du spectacle, parfois mis en scène par des électrochocs, le traitement de ces femmes souvent loin d’être folles) mais n’entravent pas la compréhension du livret de Gounod. La transposition fonctionne et permet aux multiples rebondissements de ne pas être saugrenus : puisque c’est un rêve, une hallucination, le fait de retrouver sa mère et que celle-ci retrouve la raison n’est paradoxalement plus si « fou ». Reste à savoir si placer le livret dans un cerveau malade d’héroïne n’est pas aussi, quelque part, une solution de facilité face à une œuvre que l’on ne parvient pas à représenter sans stéréotypes ou passéisme, face à un défi que l’on ne parvient pas à relever autrement qu’en détournant les difficultés. La question demeure ouverte, et le résultat n’en est pas moins plutôt réussi.


Le Tribut de Zamora, Opéra de Saint-Etienne, © Cyrille Cauvet

Les différents lieux du livret sont pour leur part réunis en un seul : une sorte de théâtre médical délabré entourant un centre de scène carrelé, où se trouve à l’origine la chambre d’hôpital de Xaïma. Il en surgit une petite pièce d’où sort Hermosa, puis plus tard Manoël, et où est emmenée Xaïma une fois achetée par Ben-Saïd. Avec ce passage sortant de sous la scène, une porte se crée ainsi pour pénétrer au cœur de l’intrigue. A côté de cela, le plafond de cette même chambre peut être amené à descendre jusqu’au sol pour y créer une estrade supplémentaire, de même que le sol qui se soulève pour offrir un podium d’observation à Xaïma. Enfin, dernier trait de cette scénographie signée par Bruno de Lavenère, la présence de cendres sur scène dès l’ouverture de rideau, faisant référence aux cendres laissées par la guerre (à Zamoura comme ailleurs). L’homme signe également les costumes, issus pour la plupart du monde de la Salpêtrière, à l’exception de la robe de Hermosa qui se rattache à l’époque du livret, ou encore celui du Roi un peu hors du temps. Quant aux femmes jouant les soldats de la délégation de Ben-Saïd, il s’agit d’infirmières armées de matraques, marquant le savant mélange entre les deux mondes, réel et rêvé. Les lumières de Bertrand Couderc ajoutent des dimensions qui transforment aussi le lieu. Ainsi, lorsque les personnages plongent dans leurs souvenirs, la scène se baigne de rouge pour nous plonger avec eux dans cette dimension pas tout à fait présente et nébuleuse.

Il faut également saluer la distribution réunie pour cette renaissance scénique de l’œuvre, et souligner l’excellence globale de la diction française. On salue la prestation scénique de la soprano Chloé Jacob qui tient fermement le rôle de Xaïma, donnant à voir une jeune femme à la fois fragile et combattive, passant de l’heureuse fiancée à l’esclave inflexible, l’amante prête à tout, la fille retrouvée, jusqu’à la femme forte qui, dans cette vision de Gilles Rico, tue elle-même son oppresseur avant de se réveiller dans sa chambre du XIXe siècle, un ciseau ensanglanté dans la main. Ainsi, si l’homogénéité de la projection n’est pas toujours présente tout au long de la soirée, on l’en excusera bien aisément compte-tenu de son omniprésence du début à la fin de l’œuvre (puisque tour à tour actrice et spectatrice de ce fantasme). D’autant plus qu’elle offre également de beaux aigus, des graves agréables, et des élans particulièrement convaincants. Son amant est campé par Léo Vermot-Desrochesnommé dans la catégorie Révélations lyriques aux dernière Victoires de la Musique Classique. Son Manoël s’avère vindicatif et solaire à la fois, porté par une ligne de chant sans accroc. Une prise de rôle sans fausse note qui confirme le talent que nous lui connaissions déjà.


Chloé Jacob (Xaïma) et Léo Vermot-Desroches (Manoël) © Cyrille Cauvet

Autre voix masculine de premier plan, le Ben-Saïd de Jérôme Boutillier, superbe de bout en bout, à la théâtralité écrasante servant parfaitement le personnage. Loin d’en dresser un portrait manichéen, il lui apporte une touche d’humanité et de sagesse savoureuses (« la distance est grande parfois de la coupe à la lèvre »), l’honneur et la puissance qui incombent à son rang. La voix est profonde, sombre, pénétrante. Autre baryton, Mikhail Timoshenko campe un Hadjar très noble, ne se laissant jamais submerger par les émotions, tout en retenu mais pas sans présence certaine. Il prête également sa voix au Roi, court rôle dans lequel il excelle particulièrement. Là aussi, comme pour l’ensemble de ses collègues, la lecture des surtitres s’avèrent superflus tant la diction est irréprochable.


Jérôme Boutillier (Ben-Saïd) et Elodie Hache (Hermosa) © Cyrille Cauvet

Elodie Hache incarne pour sa part Hermosa avec brio, tant scéniquement que vocalement. Comment ne pas s’attacher à elle alors qu’elle porte et caresse un crâne comme si c’était un nourrisson ? Comment ne pas être surpris lorsque, dans sa folie, elle s’en prend gratuitement à Xaïma ? Comment ne pas deviner les violences et les traumatismes vécus par cette femme ? Comment, encore, ne pas admirer sa force lorsqu’elle revient à elle et retrouve son rôle de mère, prête à tous les sacrifices pour son enfant ? S’ajoute à cela un port de voix puissant, ambré, dont l’éclat se nourrit de ses propres ombres.

Les seconds rôles ne déméritent pas eux non plus, à commencer par l’Iglésia (et esclave) de Clémence Barrabé, dont le timbre lumineux surprend presque dans cette noirceur générale. Ses interventions, aussi courtes soient-elles, sont marquantes, et tout particulièrement celle d’Iglésia lors du tirage au sort. Kaëlig Boché offre lui aussi un Alcade Mayor et un Cadi de belle envergure, tandis que le soldat arable de Christophe Bernard n’a pas à rougir de son intervention.

Les Chœurs lyriques de la maison sont à saluer, laissant entendre une très belle homogénéité et de belles nuances. De quoi rendre fière la maison stéphanoise, qui peut également s’appuyer sur son orchestre. Sous la savante et dynamique direction de Hervé Niquet, il lève le voile sur toute la richesse de la partition oubliée de Gounod. Il sert avec merveille cette musique terriblement expressive dans laquelle on se plait et se complait à se perdre.

Avec la résurrection scénique de cette œuvre, l’Opéra de Saint-Etienne prouve qu’il faut compter sur lui pour ne pas hésiter à dépoussiérer des ouvrages oubliés et leur rendre toute la beauté et l’importance qui leur sont dus. Ce Tribut de Zamora est une révélation qui montre bien que le public avait finalement raison face à la critique : ce legs de Gounot est un véritable trésor, un tribut aux générations futures, et l’on espère que d’autres maisons suivront l’exemple de Saint-Etienne, qui n’a malheureusement programmé que deux dates de représentations, dont on ne pouvait que ressortir comblés. Espérons seulement que le public ne se trouvera pas à nouveau privé de cette oeuvre durant à nouveau un siècle.

Elodie Martinez
Saint-Etienne, 3 mai 2024

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