
Le Grand Théâtre de Genève programme actuellement une nouvelle production du Stabat Mater de Pergolèse (en coproduction avec l’Opera Ballet Vlaanderen et le Teatro dell’Opera di Roma), délocalisée pour l’occasion à la Cathédrale Saint-Pierre. Un rendez-vous hors du temps qui marque la première collaboration entre la maison genevoise et Romeo Castellucci... mais qui « n’implique en rien l’Église protestante de Genève » ainsi que l’indique le programme.
Le lieu choisi participe au spectacle avant même que l’on mette les pieds à l’intérieur : la longue queue sur le parvis, l’architecture majestueuse de la cathédrale protestante Saint-Pierre, les ruelles qui nous y mènent... Passé les portes en bois, nous plongeons dans ce lieu chargé d’histoire et de spiritualité, que l’on soit croyant ou non. La pénombre participe à cette atmosphère générale.
La disposition choisie désoriente, en ce sens qu’elle n’oriente pas comme il est coutume de faire : le fond devient côté, le côté devient un avant où se déploie une longue scène d’un bout à l’autre, épargnant toutefois la nef où les pupitres attendent les musiciens. La longitude ainsi obtenue offre un espace unique pour déployer la multitude de tableaux concoctés par le metteur en scène.
Stabat Mater, Grand Théâtre de Genève (2025) © GTG / Monika Rittershaus
Alors que le public parle, en attendant le début du spectacle, des soldats en treillis militaires font leur apparition côté cour, remontant cette longue scène en bois surélevée. Ils portent avec eux leurs instruments, couleur kaki, avant de s’installer à leurs places – sortant alors leurs véritables instruments. Ces hommes de guerre sont en réalité les musiciens de l’Ensemble Contrechamps et la cheffe Barbara Hannigan, qui débutent la soirée avec Quattro pezzi per orchestra de Giacinto Scelsi. L’austérité née de la réduction formelle de l’œuvre (« une seule note était consentie ») offre un prologue au Stabat Mater, nous y prépare en chargeant l’air d’une tension quasi palpable : « l’obscurité des sons charge l’air en électricité, en gravité, enténèbre la cathédrale, et accueille ce joyau de couleurs et d’émotions qu’est le Stabat Mater ». Afin d’accompagner visuellement cette entrée en matière, Romeo Castellucci orchestre un étrange ballet de trois longs faisceaux donnant l’impression d’effleurer les lustres suspendus, de frôler parfois certaines pierres de la cathédrale tant leur longueur est impressionnante.
Les soldats quittent ensuite leurs pupitres, passant devant le public, non plus sur scène mais au sol, le regardant, levant haut leurs instruments kakis ou bien les tenant comme des armes. Leur départ se fait long, lent. Petit à petit, un groupe d’hommes et de femmes apparaissent sur scène, vêtus en gris. Ils se regroupent, formant un amas qui se soulève et s’abaisse comme pour une respiration. De cet amas sortira une fillette, expulsée dans une image qui rappelle un accouchement. Puis ce sera au tour de Jakub Józef Orliński et ensuite de Barbara Hannigan de sortir de ce « ventre » d’humains.
Stabat Mater, Grand Théâtre de Genève (2025) © GTG / Monika Rittershaus
L’ensemble Il Pomo d’Oro lance les premières notes, invisible au public, caché derrière l’estrade dans une formation restreinte à six musiciens pour deux violons, un alto, un violoncelle, une contrebasse et un orgue. Pourtant, la puissance de la musique demeure, aucune amputation ne s’entend quant à la qualité de l’exécution. La partition se déploie, forte de l’acoustique du lieu qui grandit celles des instruments. Particulièrement bien préparé – et talentueux –, l’ensemble demeure uni, homogène, respire, se gonfle, expire, fait miroiter les multiples couleurs de la partition. Le tempo choisi s’avère d’une lenteur extrême, offrant la langueur nécessaire au travail du metteur en scène, mais privant d’une vivacité parfois attendue. Le « et flagellis subditum » manque lui aussi de mordant, malgré une magnifique interprétation de la part des deux solistes, impliqués de l’extrémité de leur chant jusqu’à leurs talons ancrés sur scène.
Stabat Mater, Grand Théâtre de Genève (2025) © GTG / Monika Rittershaus
Il serait vain d’énumérer la suite des nombreux tableaux portés devant le public par Romeo Castellucci. Citons toutefois celle où la soprano, mains dans le dos, se trouve « transpercée » par les longues piques, démontée de leurs socles motorisés, avant d’en être libérée et de tirer de sa poitrine un ruban rouge, rappelant la représentation du sang sur scène au théâtre dans le passé. Autre image marquante : celle de la dizaine d’enfants assis en bordure de scène, auxquels on apporte, un à un, une statue du Christ agonisant. Ou encore la fillette, première « née » sur scène, qui reste assise, paumes en l’air, durant toute une longue partie côté jardin, attendant... Finalement, une longue planche de bois sera hissée, un homme attaché dessus, rappelant la croix du Christ bien qu’aucune crucifixion ne soit représentée.
C’est toutefois par une autre œuvre de Giacinto Scelsi que se clôt le programme : Three Latin Prayers, dont les deux premières prières (Ave Maria et Pater Noster) sont chantées par la Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève depuis des « coulisses » invisibles, résonnant dans les tréfonds d’une chapelle cachée, résonnant comme sans provenance tout en paraissant venir de partout. Le rendu de ces voix innocente offre une dimension céleste avant que Barbara Hannigan, seule sur scène aux côtés des statues laissées là, n’entame a capella l’Alleluia dont les accents s’imprègnent de douleur plus que de joie. Le silence se fait, les portes de la basilique s’ouvrent. Un peu perdu, le public hésite à applaudir avant de le faire plus franchement. Point de salut : nous sommes invités à sortir comme nous le ferions après un office.
Stabat Mater, Grand Théâtre de Genève (2025) © GTG / Monika Rittershaus
Les deux solistes, pleinement investis comme nous l’avons déjà souligné, offre une prestation d’une extrême profondeur, parfois à la limite du sur-jeu pour la soprano, mais toujours pour livrer le meilleur, se dépouillant de leurs vêtements – qui comptent plusieurs couches, noires, blanche puis rouge – pour livrer leur âme. On savait que le chant religieux sied merveilleusement à Jakub Józef Orliński, nouvelle preuve en est faite. On savoure les aigus aériens, célestes ; on se délecte de ses mediums satinés ; on boit ses graves ambrés. De même, Barbara Hannigan n’hésite pas à prendre des risques, jouant avec son vibrato, surinvestissant vocalement certains passages, en détaillant d’autres. Ses graves s’avèrent subtiles, veloutés à souhait, dans une linéarité grandiose avec des aigues colorés. Quant à sa direction, elle se montre efficace, toute en grâce : le spectacle de ses mains est une chorégraphie à lui seul durant la première partie de soirée, pour ensuite disparaître, se rendre invisible dos à l’ensemble Il Pomo d’Oro.
On ressort marqué par cette scénographie magnifiquement mise en lumière par Romeo Castellucci, sublimement interprétée par Jakub Józef Orliński et Barbara Hannigan, sans perdre la beauté des œuvres qui se répondent, se suivent, s’encadrent dans une logique ressentie. Les ensembles instrumentaux exécutent avec talents leurs parties, apportant tension, ténèbres ou couleurs par le rendu de leurs partitions. Une expérience qui va au-delà d’un spectacle, ramenant le théâtre à son passé de drame lithurgique.
Elodie Martinez
(Genève, le 13 mai 2025)
Stabat Mater de Pergolèse, à Genève jusqu’au 18 mai 2025.
15 mai 2025 | Imprimer
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