Le Cercle de craie en création française à l'Opéra de Lyon

Xl_10-lecercledecraie3-_jeanlouisfernandez062 © Jean-Louis Fernandez

Du 20 janvier au 1er février, l’Opéra de Lyon donne en première française Le Cercle de craie (Der Kreidekreis), le dernier opéra achevé d’Alexander von Zemlinsky qu’il a imaginé en 1932, alors que la nazisme grandissait. L’œuvre s’éloigne ici de l’esthétique post-romantique et intègre une stylisation orientale à l’ensemble de la partition, sans oublier de nombreux dialogues parlés. Quant au livret, il est adapté de la pièce de Klabund, elle-même tirée du drame chinois de Ling Sing-Tao datant du XIIIe siècle. L’œuvre, à caractère politique, dénonce ainsi fortement la misère, l’oppression et la corruption dans un régime où la justice n’est qu’affaire de relations et d’argent. L’argent mène le monde, et même les hommes et les femmes se marchandent.


Le Cercle de craie ; © Jean-Louis Fernandez

Ilse Eerens (Haitang) et Stephan Rügamer (Pince Pao) ;
© Jean-Louis Fernandez

Le livret raconte comment Haitang Tschang se retrouve vendue à une « maison de thé » par sa mère suite au décès de son père – qui s’est suicidé à cause de dettes et de la dureté du percepteur d’impôts, Ma. Le destin s’acharne puisque, alors qu’elle est courtisée par un beau jeune homme qui ne la laisse pas indifférente, elle est rachetée par ledit Ma et devient sa seconde épouse, rendant folle de jalousie la première épouse légitime, Yü-Pei, notamment après lui avoir donné un fils. Yü-Pei apprend que son mari souhaite divorcer d’elle sans rien lui laisser et décide alors de l’empoisonner en accusant Haitang du meurtre et en faisant croire qu’elle est la mère de l’enfant. Après avoir corrompu le juge et les témoins, elle parvient à faire condamner la jeune femme à mort, mais c’est alors que l’on apprend la mort de l’empereur, la nomination de son successeur (le prince Pao) qui demande aux juges et aux condamnés de venir à Pékin afin de débuter son règne sous le signe de la justice. Tout finira bien puisque preuves seront faites que les innocents sont innocents, les coupables sont coupables, la corruption sera mise à jour, l’enfant restitué à sa mère tandis qu’elle épousera l’empereur le jour-même puisque ce dernier n’est autre que le jeune homme qui la courtisait avant qu’elle ne soit achetée par Ma.

La mise en scène de Richard Brunel ne rappelle que brièvement, dans le début de la soirée, les origines asiatiques de la fable, au travers de quelques éléments de costumes ou le maquillage de Tong, le propriétaire de la « maison de thé » (ou maison de joie). L’ensemble est en effet transposé dans un décor contemporain, appuyant l’aspect atemporel du livret. Il n’hésite pas non plus à montrer crûment la dureté et la cruauté engendrées par la société dépeinte. Nous assistons ainsi à une mise à mort par injection létale avant que Haitang ne soit amenée devant le juge et le sexe présent dans la maison de Tong n’est pas passé sous silence. Sexe et argent, voilà ce qui mène le monde ici car c’est ce qui donne le pouvoir. La baie vitrée au centre de la pièce sert d’abord au voyeurisme de la maison de charme, puis à la baie vitrée de la maison de Ma, avant de devenir la vitre qui sépare la détenue sur le point de mourir des témoins présents. Le cercle de craie, sans cesse appelé, prend lui aussi diverses formes, comme un cercle de lumière ou bien un cercle dessiné à la bombe noire. Quant au point final de la représentation, elle interroge le spectateur puisque le frère et le fils de Haitang, face à la baie vitrée, voient un corps (jusque-là absent et en tenue de prisonnière) se faire recouvrir rapidement d’un drap, rappelant l’exécution vue plus tôt. Parallèlement, le prince Pao et l’héroïne disparaissent de la scène, ce qui fait s’interroger sur l’identité de la femme morte : serait-ce bien Haitang ? Le drap remonté trop rapidement empêche de voir si la coupe de cheveux correspond. Si tel est le cas, tout ce qui passe après le jugement ne serait qu’un fantasme, mais où donc serait Yü-Pei ? L’idée de faire de ce deus ex machina et de cette fin de conte un simple rêve pour ramener à la dureté de la réalité serait frappante et créerait ainsi une claque servant à réveiller le public sur ce qui l’entoure. Non, la vie, ce n’est pas un conte : ce n’est pas parce que la vie est difficile et injuste que tout finira bien dans un souci d’équilibre et de justice.


Ilse Eerens (Haitang), Martin Winkler (Ma) et Nicola Beller Carbone (Yü-Pei) ;
© Jean-Louis Fernandez

Ilse Eerens incarne l’héroïne Haitang Tschang d’une grande sensibilité et dont l’évolution est retranscrite dans la voix, avec une assurance qui grandit en même temps que la jeune femme. Le soprano plus tranchant de Nicola Beller Carbone sert à merveille le personnage manipulateur et quelque peu diabolique de Yü-Pei, à qui elle donne également tout le caractère hautain qui sied au personnage. Martin Winkler est pour sa part un remarquable Ma, dont la projection et la ligne de chant fort belles sont au service d’une voix qui marque là aussi l’évolution du personnage, d’abord rustre et sans cœur, puis amoureux et bon. De la brutalité première, la voix passe à une chaleur paisible. Lauri Vasar, déjà présent à Lyon pour le War Requiem cette saison, était malheureusement souffrant lundi soir et s’est vu remplacer dans le chant par Julian Orlishausen tandis qu’il interprétait scéniquement le rôle de Ling Tschang, le frère de Haitang, véritable révolté contre l’injustice et la vie imposée par la pauvreté (et plus particulièrement par ceux qui plongent les autres dans la misère). Le baryton remplaçant s’en sort avec les honneurs, bien que reclus dans le coin de scène côté jardin : la projection est claire, tout autant que le chant, y compris dans les échanges parlés. Enfin, le prince Pao de Stephan Rügamer apporte la douceur de l'amoureux ainsi que la noblesse de l'empereur.

Bien des comprimari viennent compléter cette liste, tous aussi brillants : la sage-femme achetée par Yü-Pei de Hedwig Fassbender, dont le comportement affligeant fait également naître une certaine pitié ; le juge Tschu-Tschu de l’acteur Stefan Kurt, délicieusement corrompu dans la luxure sous toutes ces formes ; le Tschao de Zachary Altman, amant de Yü-Pei et « officier ministériel au tribunal » du district au chant empli de chaleur profonde ; le soldat de Matthew Buswell ; ou encore les coolies de Luke Sinclair et Alexandre Pradier… Tous ces personnages secondaires se montrent à la hauteur des premiers rôles. Seul léger bémol de la soirée, Doris Lamprecht dans le rôle de Mrs Tchang dont les graves semblent se perdre mais dont l’interprétation, elle, reste des plus convainquantes.

Lothar Koenigs est pour sa part à la tête de l'Orchestre de l'Opéra de Lyon et parvient à retranscire chacune des atmosphères réparties dans les différents tableaux de l'oeuvre dans un bel équilibre, faisant vivre chaque note et sa particularité pour façonner le tout que forme cet opéra.

Une belle "craieation" que propose l’Opéra de Lyon et dont il serait dommage de se priver. 

Elodie Martinez

Le Cercle de craie (Der Kreidekreis), à l’Opéra de Lyon jusqu’au 1er février.

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