Chronique d'album : "Mirrors", de Jeanine de Bique

Xl_mirrors_jeanine_de_bique © DR

Cela fait maintenant quelques années que nous suivons avec enthousiasme de nom de Jeanine de Bique, qui fera ses premiers pas à l’Opéra de Paris à la fin du mois dans sa première Alcina. Un événement que l’on attend avec impatience, mais la soprano sait nous faire patienter avec délice, puisqu’elle a sorti il y a quelques jours son premier disque, Mirrors, signé chez Berlin Classics, en compagnie du Concerto Köln sous la direction de Luca Quintavalle. On (re)découvre donc sa voix au disque en attendant de la voir sur scène dans le rôle-titre de l'opéra de Haendel !

Débarrassons-nous tout de suite de l’unique point négatif de ce disque, à savoir son livret bilingue allemand / anglais, que les francophones non polyglottes auront du mal à apprécier. De plus, bien qu’il présente les témoignages intéressants de Jeanine de Bique, du chef Luca Quintavalle, ainsi que du chanteur et musicologue Yannis François (qui a travaillé à l’élaboration du programme), nulle trace des textes chantés. Certes, nous en avons naturellement les titres avec les numéros de pistes, mais cela reste dommage, d'autant plus que Yannis François explique avoir « sélectionné des moments clés du parcours psychologique de chaque protagoniste » et non avoir mis en miroir de manière systématique les airs « décrivant le même moment dans l'histoire de chaque personnage ». Sans oublier que le disque présente trois enregistrements en première mondiale, en plus de quelques airs que l’on n’a pas toujours l’habitude d’entendre ou de voir sur scène. À une époque où les contenus dématérialisés et l’écoute en ligne prennent de plus en plus de place, il devient presque impératif que l’objet en lui-même offre un attrait supplémentaire, non téléchargeable.

Toutefois, l’âme d’un enregistrement demeure naturellement les pistes qu’il contient et le plaisir de l’écoute. À ce sujet, difficile de ne pas trouver son plein bonheur ici ! Tout d’abord, par le concept du programme et la vision de Jeanine de Bique, qui se pose en miroir des héroïnes à qui elle prête sa voix, « un personnage féminin central qui, avec le flair et l'énergie de (son) héritage multiculturel, reflète les diverses expériences de ces héroïnes baroques populaires ». En travaillant sur ces textes, il lui est apparu qu’elle devait être « la voix à travers laquelle la vie de ces héroïnes devait être connue ». Mais pour les refléter, il ne suffit pas d’exécuter les notes inscrites sur une partition : il faut comprendre qui se cache derrière, jusque dans les moindres détails. Après tout, un reflet non détaillé n’est qu’une esquisse imparfaite, une ombre, une ébauche. C’est là qu’entre en jeu le grand talent de la soprano qui, à une technique parfaite et à une maîtrise sans faille, ajoute une force dramatique et un art de l’interprétation superlatifs. Au fil des notes de l’air se dessinent un à un les portraits bienveillants des héroïnes présentes sur le disque, et l’on bascule, telle Alice, de l’autre côté du miroir pour aller à la rencontre de ces reflets devenus réalités.

Que l’on ne s’y méprenne pas cependant : il ne s’agit pas là d’un énième « best of » de Haendel, et l’on retrouve le travail minutieux de Yannis François, loin d'un programme fainéant, ou d’aggloméra d’airs vaguement liés les uns aux autres sous un thème plus ou moins bateau. Si la soprano est un miroir pour les personnages, le programme est lui aussi en miroir, mettant certaines des héroïnes traitées par Haendel face à leurs traitements par plusieurs de ses contemporains. Comme dit plus haut, l’idée n’est pas de placer un point précis de l’histoire face à lui-même dans une autre œuvre, mais bien des moments clés psychologiques. Les héroïnes sont au cœur du projet, et non leurs histoires, ce qui fait de cet enregistrement un véritable hommage au féminin baroque.

On entre ainsi dans l’écoute avec Cléopâtre, et « Tra le procelle assorto » (Cesare e Cleopatra de Carl Heinrich Graun) qui est, selon les confidences de Jeanine de Bique, l’un de ses airs préférés dans l’album : « Non seulement je me suis fortement liée à la femme Cléopâtre, mais aussi aux rythmes de cette pièce magistralement exécutée qui sont similaires aux rythmes traditionnels de ma patrie, Trinité-et-Tobago ». On est donc entraîné par la musique et la force du personnage, que l’on retrouve dans « Che sento ? Oh Dio ! » suivi du langoureux « Se pieta di me non senti ». La projection, les nuances, les couleurs, la prononciation, l'intelligence ou encore la consistance dont la soprano pare son chant multiplient les plaisirs de l'écoute tout au long du disque.

Ce sera ensuite au tour d’Agrippina de faire son entrée, avec celles de Haendel et de Telemann (dans Germanicus), puis Rodelinda qui permet d’entendre « Ritorna, oh caro e dolce moi tesoro » (Haendel) face au frénétique « L’empio rigor del fato », enregistré ici en première mondiale. La rage exprimée à Grimoaldo, usurpateur du trône de Bertarido, son époux présumé mort, répond donc au moment haendélien où Agrippina apprend que Bertarido est réellement vivant, ce qui la remplit d'espoir. Les notes permettent d’apprendre au passage que, bien que contant la même histoire, les livrets des deux opéras sont totalement différents, et qu’en réalité, il s’agit ici d’un jeu de miroir mère/fille. En effet, dans l’œuvre de Telemann, le personnage qui chante est Agrippine l’Ancienne, la mère d’Agrippine la Jeune, l’impératrice de l’opéra de Haendel.

Deidamia est elle aussi présente, avec également le premier enregistrement mondial de l'air « Chi puo dir che rea son io », extrait de l’Achille in Sciro de Gennaro Manna, tandis que Partenope est pour sa part présente uniquement par les Ouvertures des œuvres éponymes de Haendel et Leonardo Vinci – réparties de manière à équilibrer l’écoute globale du disque –, laissant toute l’écoute au Concerto Köln. Il est un accompagnateur de luxe, laissant entendre des tons argentés et ambrés, la chaleur se dégage de son exécution et devient protéiforme, enveloppant l’espace tout entier lorsqu’il s’acquitte de ces parties instrumentales. Il se gonfle, se déploie mais ne déborde jamais. Il se teinte, se colore, se texturise, offre une surface aux multiples aspects sans jamais perdre sa nature propre, se transformant au gré des partitions pour devenir le terrain le plus efficace possible pour l’exécution de la musique et/ou l’accompagnement, l’appui parfait pour la voix.

Citons enfin Alcina, qui clôt le disque par une exception : si jusque-là, les héroïnes étaient face à elle-même, c’est cette fois Morgana qui reflète Alcina avec L’Isola d’Alcina de Riccardo Broschi, dernier enregistrement en première mondiale du disque. Ici, Yannis François a « pensé que, même si nous étions d'accord pour ne pas en faire une règle, il serait intéressant d'avoir exactement le même moment de l'histoire dépeint au moins une fois ». A ceci près, donc, que chez Broschi (frère aîné du célèbre castrat Farinelli) – dont la partition est antérieure à celle de Haendel – c’est Morgana, la sœur d’Alcina, qui interprète cet air tandis que Haendel a décidé que cet air était plus approprié au rôle-titre.

Difficile au final de ne pas succomber aux nombreux charmes de ce disque, intelligemment pensé et magnifiquement interprété. Jeanine de Bique confirme que son talent ne se restreint pas à la scène uniquement, et nous invite à un formidable jeu de voix et de reflets dans lesquels on se plaît à plonger pour mieux partir à la rencontre de ces héroïnes baroques d’une grande richesse.

Elodie Martinez

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