Semiramide à la Fenice, une mise à nu des âmes dans un clair-obscur éblouissant

Xl_semiramide © Semiramide Jessica Pratt (@La Fenice/Michele Crosera)

Hommage luxuriant à l’Opera Seria, la dernière œuvre italienne de Rossini écrite pour sa muse, Isabella Colbran, se veut incontestablement l’émissaire du chant porté à son degré de technicité le plus haut au point d’être souvent qualifiée de pyrotechnie vocale. En outre, la vision d’un Orient fastueux avec ses entrelacs de situations complexes qui se succèdent à un rythme soutenu dans un foisonnant tissu orchestral font de cette Semiramide un opéra envoûtant sur le plan musical et dramatique. C’est donc cette œuvre monumentale que la Fenice a choisie de mettre à l’affiche de ses commémorations des 150 ans de la mort de Rossini et d’en confier la scénographie à la jeune metteure en scène Cecilia Ligorio. Et le résultat est somptueux. Dans une bouleversante mise à nue des âmes éclairée par de saisissants contrastes d’or et d’ombres, un frisson nous traverse en continu et nous électrise à chaque scène, à chaque ensemble, à chaque air, et nous sommes alors saisis par la force centrifuge d’émotions qui nous dépassent.


Semiramide ; © Michele Crosera

Semiramide La Fenice ; © Michele Crosera

La force de cette mise en scène de l’œuvre rossinienne réside dans les contrastes des décors dont la luminosité faiblit progressivement au fil des révélations qui font émerger la noirceur des âmes. Ainsi, dans le premier acte, nous sont montrés les fastes de l’Orient, dans un  décor signé Nicolas Bovey aux lignes épurées d’une grande simplicité, mais drapées dans une somptueuse parure d’or rehaussée par des cascades de fleurs, symbolisant les jardins suspendus de Babylone. Un décor évocateur du passé mais dont l’essence intemporelle souligne à l’évidence le caractère contemporain du sujet. Il y a partout des Babylone qui cherchent à dominer le monde sur fond de chaos géopolitique. Mais dès le second acte, ce décor fastueux se dérobe à notre regard, il s’assombrit et se réduit alors dans l’ombre à une plateforme circulaire qui change de couleurs au gré des émotions des personnages, jusqu’à ce que le tout soit balayé par l’évocation scénographique de la tombe de Nino. Seul un halo de lumière éclaire alors les noires profondeurs de cette terre dont s’extirpera le Roi défunt pour venir hanter ceux qui lui ont ôté la vie. Un spectre qui évoque d’ailleurs, dans son allure et sa posture, la figure christique de l’être sacrifié et ici symboliquement ressuscité par la succession annoncée de son fils Ninia alias Arsace. Dans cette mise en scène, la tension va crescendo de la lumière à l’ombre et accompagne ainsi les affres intérieures des personnages. La grande scène d’Assur en proie à des hallucinations en est à cet égard une très belle illustration. Le personnage assailli par ses démons (des danseurs sans visage) est enveloppé dans un jeu de lumière qui contraste avec les ténèbres absolues qui l’entourent dans l’antre funéraire de Nino, et donnent lieu à un saisissant tableau d’inspiration expressionniste suscitant à la fois fascination et effroi.


Semiramide La Fenice Jessica Pratt Teresa Iervolino ;
© Michele Crosera


Semiramide La Fenice Alex Esposito ; © Michele Crosera

Semiramide est le calice de toutes les exigences vocales et Jessica Pratt est celle qui possède les meilleurs atouts pour s’attaquer à cette étourdissante escalade dans le chant virtuose. La texture centrale du rôle écrit par Rossini pour la Colbran, la met parfois en difficulté dans le registre grave, mais Jessica Pratt domine totalement son sujet dans le registre aigu, avec un art consommé de la nuance, abordant ainsi les passages les plus escarpés sans jamais forcer l’émission, avec aisance et élégance. Elle est par ailleurs particulièrement brillante dans les duos qu’elle domine de bout en bout, avec une endurance qui frise l’insolence. La jeune Teresa Iervolino, dont l’Arsace constituait pour elle une prise de rôle, présente un beau potentiel dans le registre grave mais manque toutefois de mordant dans la cavatine du premier acte ou l’on attendait des attaques un tantinet plus franches et une plus grande projection des notes aigües. Toutefois, au fil de la représentation, la mezzo se libère et donne de l’amplitude tant à son chant qu’à la caractérisation de son personnage de guerrier dont elle habite pleinement la posture virile rendant sa pleine dimension au rôle dans ses duos avec Assur d’abord, et Semiramide ensuite. Le Ebbene… a te : ferisci constitue d’ailleurs l’un des grands moments de la soirée où la voix de la jeune interprète se mêle à celle de Jessica Pratt dans une osmose qui donne le frisson. Alex Esposito se taille un beau succès en Assur qu’il veut résolument démoniaque, par une projection puissante et maîtrisée même si certains récitatifs sonnent avec dureté et le phrasé manque parfois d’expressivité. Sur le plan dramatique, Alex Esposito habite magistralement Assur avec une présence impressionnante portant la noirceur et la vilénie du personnage à leur paroxysme, dans une théâtralisation qui fascine et glace à la fois. Après une entrée dans le rôle d’Idreno quelque peu tendue dans les notes aigües mettant parfois à mal l’homogénéité de la voix, Enea Scala donne ensuite une présence intense au personnage et atteint avec aisance les notes les plus aiguës avec un art consommé des ornementations, notamment dans son air La speranza più soave, où il fait preuve d’une belle démonstration de virtuosité et de maîtrise vocale. Parmi les seconds rôles, une mention spéciale doit être attribuée à l’Oroe de Simon Lim doté d’un timbre superbe qui confère noblesse et autorité à celui qui précipite les événements et scelle les destinées.

A la tête de l’Orchestre de la Fenice, Riccardo Frizza semble vouloir mettre davantage en lumière le souffle tragique de l’histoire que l’héritage baroque de l’œuvre. Le rendu est tout en tension, annonçant avant l’heure de funestes horizons dans le ciel des jardins luxuriants de Babylone. On attendait de la lecture de l’œuvre rossinienne sans doute plus de couleurs et de légèreté même si la direction d’orchestre, notamment dans le second acte, sait aussi ménager de belles plages expressives qui sont autant de ravissements auxquels on s’abandonne. On ne peut évoquer cette Semiramide sans faire mention du chœur sous la direction de Claudio Moreno Moretti. Brillant d’un bout à l’autre de l’œuvre, l’ensemble vocal du théâtre vénitien possède une harmonieuse maîtrise des nuances et une grande puissance vocale dans les passages les plus intenses qui confèrent à chacune de ses interventions un souffle vertigineux qui bouleverse.

Passant des sommets de virtuosité vocale à la création de climats envoûtants, cette production conduit le spectateur sur les chemins de l’éblouissement. De quoi faire regretter qu’une telle œuvre ne soit pas davantage programmée. Autant d’émotions en une soirée est en effet une belle parenthèse que l’on voudrait revivre à l’envi, à Venise de nouveau, et ailleurs…

Brigitte Maroillat

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