
Au Théâtre des Champs-Elysées, Krzysztof Warlikowski met en scène un Chevalier à la rose subtil aux allures de roman d’apprentissage, où le fard et les apparences font progressivement place à une vérité nue pour mieux révéler un chevalier s’assumant dans toute sa féminité, marqué les belles prises de rôle de Véronique Gens et Niamh O'Sullivan.
Après quinze ans de mandat à la tête du Théâtre des Champs-Elysées, Michel Franck va céder les rênes de l’institution de la rue Montaigne à Baptiste Charroing. Peut-être en guise de clin d’œil, il conclut sa dernière saison avec une nouvelle production du Chevalier à la rose – dont on connait au moins l’une des symboliques principales : la Maréchale, consciente du temps qui passe et prête à laisser la place aux plus jeunes, renonce à Octavian pour qu’il puisse vivre son amour avec la belle Sophie, qui elle-même échappe ainsi à un mariage avec le vieux Baron Ochs. L’opéra de Strauss est autant le récit d’un changement d’époque (l’œuvre a été composée en 1911 à la veille de la première guerre mondiale, augurant déjà la chute des vieux empires européens et l’aube d’un monde nouveau) qu’une réjouissante farce aux rocambolesques jeux de travestissements.
Le Chevalier à la rose fait donc la part belle à la Maréchale (au cœur du premier acte) et au Baron Ochs (omniprésent du début à la fin de l’ouvrage), mais le titre de l’opéra fait bien référence au chevalier et dans sa nouvelle production, Krzysztof Warlikowski préfère manifestement se concentrer sur le rôle du jeune Octavian pour dessiner une sorte de roman d’apprentissage. La partition de Strauss dévolue le rôle à une mezzo dans un rôle en pantalon : la chanteuse joue un homme qui se déguise en femme et le premier parti pris du metteur en scène consiste à assumer la féminité d’Octavian.
Krzysztof Warlikowski transpose l’ouvrage quelque part au XXe siècle : la scénographie de Małgorzata Szczęśniak évoque la « maison de verre » de Pierre Chareau réalisée dans les années 1930, les costumes à paillettes semblent venus des années 1970, et les protagonistes sont prompts à dégainer leur smartphone pour filmer les faits et gestes des protagonistes. La Maréchale y est manifestement une (ancienne) star de cinéma, régulièrement sous les projecteurs (forcément éblouissants), souvent en représentation devant sa cour ou pour les caméras... Et comme pour renforcer cette dimension cinématographique, Krzysztof Warlikowski y ajoute ponctuellement des projections vidéo, façon « films noirs » hollywoodiens.
Le Chevalier à la rose - Théâtre des Champs-Élysées (2025) © Vincent Pontet
Au début du premier acte, le metteur en scène n’est pas tendre avec la Maréchale : bien loin de la noblesse viennoise du livret, elle apparait en blonde peroxydée, se livre en pâture à ses viewers ou s’exhibe avec son Chanteur italien en peignoir de satin et sous-vêtements criards (Francesco Demuro, dans un savoureux numéro de caricature)... Jusqu’à sa réplique « Mon cher Hippolyte, aujourd’hui, vous avez fait de moi une vieille femme » en s’adressant non pas à son miroir comme le veut le livret, mais en visionnant les images qui viennent d’être tournées sur un smartphone – le miroir du XXIe siècle ?
Véronique Gens chante la Maréchale pour la première fois – rôle, dit-on, qu’elle a longtemps hésité à ajouter à son répertoire. Cette première vision du personnage, cruelle et superficielle, s’accommode mal de l’élégance naturelle de la cantatrice. Pour autant, quand elle aborde son grand air de la fin du premier acte, « Da geht er hin », elle devient une autre Maréchale : la scène se vide, elle n’est plus « en représentation » et se fait plus introspective, d’abord face à une caméra éteinte, avant de s’en détourner pour s’adresser directement au public, presque comme en récital, et Véronique Gens est alors incroyablement émouvante. Le rôle manifestement tant redouté devient une évidence : les strass et artifices sont balayés, il ne reste que la voix sublime de musicalité, tout en sobriété, pour transmettre tout à la fois la mélancolie et la blessure irréparable, la résignation mais aussi la noblesse et la dignité d’une femme. Tout y est et rend hommage autant à la partition de Strauss qu’au livret de Hofmannsthal.
Le Chevalier à la rose - Théâtre des Champs-Élysées (2025) © Vincent Pontet
En principe absente du deuxième acte, la Maréchale y apparait ici sur un balcon, aux premières loges pour assister au coup de foudre d’Octavian et Sophie : en grand cérémonial, le jeune chevalier (sous les traits de Niamh O'Sullivan, perruque courte androgyne et coiffure stricte) apparait en fond de scène pour remettre la rose d’argent à la jeune Sophie de Regula Mühlemann, en robe sage et chapeau cloche assorti à ses socquettes (elle est encore une jeune fille à marier, elle reviendra échevelée et en tenue décontractée au troisième acte quand elle se sera émancipée). Elle fait face au chevalier, donc dos au public, et pour illustrer le coup de foudre sur le visage des deux jeunes gens, l’astucieux Krzysztof Warlikowski opte pour la diffusion d’un extrait de Der Rosenkavalier, le film muet de Robert Wiene sorti en 1925 dont les images naïves et candides siéent parfaitement à la situation. Annoncée souffrante en début de représentation, Regula Mühlemann livre néanmoins une prestation toute en délicatesse portée par un délicieux soprano : la naissance des sentiments du duo « Mir ist die Ehre widerfahren » se déploie ici dans une infinie douceur. Sa Sophie offre une fraicheur juvénile qui répond à la fougue du chevalier solaire de Niamh O'Sullivan – trop, peut-être, mais faisant écho à la jeunesse du personnage qui s’exalte pour celle qu’il aime ou s’indigne face au comportement du Baron Ochs, qui monte à l’assaut ou capitule face à l’évidence des sentiments avec un mezzo rond et chaud, plein de l’ambiguïté vocale qu’impose le rôle.
Grand interprète du Baron Ochs sur de nombreuses scènes, Peter Rose compose un vieux barbon aussi lourd que gras, satisfait de lui-même, autant vantard que ridicule – arborant un imposant dahlia rose à la boutonnière (comme un contrepoint à l’élégante rose d’argent du chevalier) et un postiche qu’il recoiffe sans cesse (et perdra lorsqu’il sera « démasqué »). Pour autant, le metteur en scène évite l’écueil de n’en faire qu’un barbon : sa désarmante sincérité le rend presque sympathique et Krzysztof Warlikowski lui adjoint un danseur, esquissant quelques pas chorégraphiés (valsés) pour doter le lourd personnage d’une grâce aérienne.
À leurs côtés, Jean-Sébastien Bou fait un monsieur de Faninal bien chantant, servile comme il convient sans jamais se départir d’une élégance parfaite et Eleonore Pancrazi est une tornade en Annina.
En fosse, Henrik Nánási fait valser l’Orchestre National de France, très en verve dans la farce (poussant parfois les artistes sur scène à redoubler de projection), mais qui s’illustre tout particulièrement dans la poésie sensuelle des pages straussiennes.
Le Chevalier à la rose - Théâtre des Champs-Élysées (2025) © Vincent Pontet
On se doutait que Krzysztof Warlikowski ne proposerait pas un Chevalier à la rose en « perruques poudrées » et en effet, il dépoussière l’opéra de Strauss. Il conserve néanmoins les perruques pour mieux assumer le jeu de travestissement de l’œuvre et en fait les symboles de l’évolution des personnages : le Maréchale, d’abord blonde peroxydée pour les réseaux sociaux du premier acte, revient au troisième en rousse flamboyante, façon femme fatale, quand elle revendique et assume de renoncer à Octavian ; Ochs arbore son potiche quand il joue au Baron et le perd quand il est mis face à la réalité de sa lâcheté ; la jeune Sophie corsetée et chapeautée du deuxième acte laisse place à une Sophie toute de boucles déployées quand elle s’est émancipée. Et plus encore, pour accompagner l’ouverture de l’opéra, une projection vidéo dévoile la Maréchale et Octavian, au naturel et décoiffées après leur nuit passée ensemble ; le chevalier portera ensuite une stricte perruque androgyne tout au long de l’opéra, avant qu’au troisième acte, Sophie ne libère délicatement les longues boucles blondes de Niamh O'Sullivan dans une sorte de coming out, aux allures de renoncement aux conventions et aux apparences. Krzysztof Warlikowski dépeint un Octavian qui semble s’être révélé à lui-même (à elle-même) dans les bras d’une Maréchale plus mature et expérimentée, avant de s’assumer pleinement à la fin de l'ouvrage aux côtés de Sophie, dépouillée de tout artifice – et dans toute sa féminité. Alors qu'à la fin de l'ouvrage, la Maréchale retrouve le Maréchal. Le vieux monde reste dans son carcan, et le nouveau s'assume.
Le soir de la première, cette lecture très peu viennoise du Chevalier à la rose (mais sans doute plus subtile qu'il n'y parait de prime abord) semble avoir heurté le public du Théâtre des Champs-Elysées. Ce samedi 24 mai, si quelques spectateurs quittent rapidement la salle au terme de la représentation, le public réserve au contraire de très longues minutes d’ovation à l’ensemble des artistes, et plus encore aux solistes et au chef.
Aurelien Pfeffer
Paris, le 24 mai 2025
Le Chevalier à la rose au Théâtre des Champs-Elysées du 21 mai au 5 juin 2025
26 mai 2025 | Imprimer
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