Moïse et Aaron ouvre l’ère Lissner à l’Opéra Bastille

Xl_moise-aaron-onp-2015 © ONP

Une amie, un peu dubitative, m’interrogeait en sortant de l’Opéra Bastille : « Ecouterais-tu Moïse et Aaron chez toi en disque ? – Non, bien sûr », lui ai-je répondu. Car l’œuvre de Schönberg, il ne faut pas se le masquer, est une œuvre difficile, tant du point de vue du livret, âpre, complexe, que de la musique, basée sur le principe abstrait du dodécaphonisme – qui n’est d’ailleurs qu’une forme comme une autre et n’a d’intérêt que de ce qu’on produit avec.

Mais c’est néanmoins un chef-d’œuvre essentiel de l’Histoire de l’opéra, qui conduit cette forme inventée en 1600 à un accomplissement-questionnement dont le seul précédent est le Parsifal de Wagner. Opera Online a expliqué (« Moïse et Aaron : Pour aller plus loin ») la genèse et les enjeux de cet ouvrage mythique, peu représenté mais dont chaque production constitue un événement : c’est le cas de celle-ci, qui ouvre l’ère Lissner à l’Opéra de Paris et lui donne son sens. Exigence de la programmation, excellence de la réalisation musicale, intelligence de la production scénique : tous les ingrédients sont réunis pour une réussite – et la réussite est patente. 

Cette réussite est d’abord le fait des forces de l’Opéra de Paris, à commencer par l’orchestre, rutilant, riche de couleurs et de subtilité sous la baguette de Philippe Jordan, toujours souple et inspirée, puisant ses res(sources) chez Wagner, virtuose parfois mais surtout inspirée. Et le chœur est, lui, superlatif : on n’ose imaginer les heures et les heures de répétition depuis plus d’un an pour aboutir à cette cohésion, cette  variété sonore, cette richesse de couleurs, cette présence ardente. Le chœur est vraiment au centre de l’œuvre et au centre moteur de la réussite de la soirée.

L’autre point fort est la mise en scène de Roméo Castellucci : jamais iconoclaste, la mise en scène déploie une forme de classicisme basé d’abord sur un enchainement d’images à l’esthétique splendide, en particulier dans la première partie de l’œuvre, vaste symphonie visuelle dans un désert blanc, un brouillard blanc d’où vont émerger les mots, l’infinité des mots en mouvement, projetés sur un tulle, et qui figurent la naissance du langage. Tous les éléments vont alors s’enchainer, le « bâton » (qui évoque irrésistiblement la lance de Wotan), le serpent (qui évoque aussi le dragon Fafner) – tout cela inscrit dans une vision, ou plutôt une « non vision », un univers blanchissime, d’une beauté saisissante. C’est là que nait le langage, c’est là que nait la croyance, c’est là que nait le vouloir – et donc la scission irrémédiable entre Moïse et Aaron.
La seconde partie fait sourdre le noir de cet univers pur, c’est-à-dire la souillure, l’écartèlement entre les anciens dieux et ce dieu « unique, éternel, omniprésent » et surtout « invisible et irreprésentable ». Une sorte de goudron, ou une encre noire vient bientôt tout salir et empêcher le règne pur de « l’Idée », c’est-à-dire montrer l’impossible union de la forme et de l’idée. Peut-être faut-il en passer par le noir de la vie pour dépasser le blanc de l’idée. Tous les protagonistes sont alors plongés dans ce bain de noir, et même le Veau d’or, un incroyable taureau d’une tonne et demie, promené placidement sur scène avant d’être, lui aussi, recouvert de ce jus noir, figurent les uns après les autres l’échec de cette synthèse de la forme et de l’idée. La danse abandonne alors toute idée d’orgie, comme la musique, sous la baguette élégante de Philippe Jordan, qui préfère se concentrer sur la richesse polyphonique et les déploiements harmoniques que sur un déferlement rythmique.
Magnifique interprétation, puissante, brûlante et tourmentée, de Thomas Johannes Mayer en Moïse, et confrontation poussée jusqu’à l’extrême de John Graham Hall en Aaron – mais toute la distribution est superlative avec, on y revient, la formidable présence des chœurs ardemment déployés.

Une grande réussite donc, qui donne le la de l’ère Lissner à l’Opéra de Paris : on attend la suite !

par Alain Duault

Moïse et Aaron | jusqu'au 9 novembre 2015 à l'Opéra Bastille

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