Le point de vue d'Alain Duault : Eugène Onéguine au Théâtre des Champs-Elysées, le bonheur était si proche

Xl_eugene-oneguine_theatre-des-champs-elysees_2021 © dr

Le beau visage de rêveuse obstinée de Tatiana, celui de cette jeune et belle soprano russe, Gelena Gaskarova, qu’on découvre au Théâtre des Champs-Elysées, se lève vers celui, ardent et sombre, d’Onéguine, incarné par le fier baryton de Jean-Sébastien Bou : comme un silence passe dans la musique, une ombre. Le romantisme, c’est aussi un certain sens du suspens, un certain dessin de désir qui rôde sous l’exprimé, un filigrane. Cette nouvelle production d’Eugène Onéguine, mise en scène par Stéphane Braunschweig, dans un décor simplement esquissé, est délibérément inscrite dans ce romantisme : quelques chaises blanches, de hauts murs sur lesquels ricochent les lumières subtiles de Marion Hewlett, des costumes d’une élégance raffinée, tchékovienne, signés Thibault Vancraenenbroeck (dans l’esprit de la Cerisaie vue par Strehler), un univers mental qui permet une proximité humaine. Stéphane Braunschweig met en place les corps et les fait réagir, presque chimiquement, en suivant la musique intime de Tchaïkovski, à la racine des secrets qu’elle porte. Et, avec une sorte d’évidence simple, les corps s’ouvrent par les voix et le récit s’avère. Car, sans passéisme aucun mais sans jouer au plus fort avec Pouchkine et Tchaïkovski, il raconte l’histoire, cette histoire et pas une autre. Cette histoire qui fait qu’on aime Tatiana parce qu’elle est un peu notre sœur. Ou parce qu’on aimerait recevoir cette lettre de feu, cette lettre belle comme une jeune femme offerte, frémissante – et qu’on ne dédaignerait pas comme cet idiot d’Onéguine. Car le paradoxe de cet opéra est que le titre en désigne le seul personnage antipathique, et pourtant fascinant !


Eugène Onéguine (Théâtre des Champs-Elysées) ; © Vincent Pontet

La réussite de ce spectacle tient à cela, à ce théâtre qui nous inclut sans rien prétendre souligner au crayon rouge, à ce théâtre qui respire et fait respirer le chant. D’autant que ce chant est servi par une superbe distribution, une distribution où, là non plus, rien n’écrase, un ensemble à l’intérieur duquel toutes et tous semblent liés, voués à cette vérité qui passe et déchire les cœurs sans presque y toucher. Dès le duo initial des deux sœurs, Tatiana avec la voix d’eau pure de Gelena Gaskarova, Olga avec la voix d’ambre chaud d’Alisa Kolosova, on est là, à la campagne, on en respire la douceur tendre. Apparait Madame Larina, la toujours lumineuse Mireille Delunsch, flanquée de Filippievna, la nourrice impayable de Delphine Haidan : toutes deux filigranent le passé dans ce joli présent, évoquent la mélancolie, un amour qui n’a pas abouti, le temps qui s’est enfui – et concluent par cette phrase cruelle, terrible : « Le ciel nous envoie l’habitude, qui nous tient lieu de bonheur ». Tout est en place pour l’arrivée des garçons dans ce monde bucolique qui, peut-être, cache certains élans : le poète Lenski, Jean-François Borras, superlatif ténor au timbre lunaire, au souffle long et comme impalpable, sachant jouer de la voix mixte pour colorer de l’intérieur cette douce mélancolie qui, sans doute, le ronge déjà, et son ami Onéguine, admirable Jean-Sébastien Bou, sombre comme un orage qui gronde avec ce regard ténébreux qui va faire rêver Tatiana. Mais, on le sait, les rêves peuvent se briser sur le couteau du réel. Le drame se noue : il est là, à portée de main, d’oreille, de cœur, incarné par ces artistes qui savent déployer les frémissements de cette musique, de ce récit. Belles voix, chant toujours intelligent, présence du corps et de l’esprit : chapeau bas.


Eugène Onéguine (Théâtre des Champs-Elysées) ; © Vincent Pontet

Il faut bien sûr se laisser emporter par cette musique, dès le tendre prélude, cette mélodie élégiaque au chromatisme raffiné qui expose pour la première fois le thème de Tatiana, cette coloration des cordes par les bois et les cors qui introduit irrésistiblement au premier tableau : Tchaïkovski orchestre l’émotion. Et il y a quantité de pages émouvantes dans cet opéra, de tremblements inaperçus derrière les poisons amers qui rongent les cœurs : la scène de la lettre au premier acte, premier amour à nu, feu intérieur, corps et âme donnés dans ces mots soudés aux cordes, une simple ligne de hautbois traversée par des quartes et des quintes de flûtes, par la clarinette et le cor, puis par les projections lumineuses de la harpe. Et le duel du deuxième acte – ou plutôt la préparation du duel, ce moment de solitude désespérée de Lenski qui pressent sa mort proche, « Kuda, Kuda… » (Où donc, où donc avez-vous fui, jours radieux de ma jeunesse). Les cors d’abord, dans un rythme de marche funèbre, avec des accords de trombones et des trémolos de cordes, puis un thème douloureux aux violoncelles, dont l’inclinaison descendante dit la tristesse et l’adieu – et la voix s’élève, déchirante, pour le plus bel air de ténor de tout l’opéra russe : Jean-François Borras y est tout simplement bouleversant. On peut simplement regretter que, à ce moment, Stéphane Braunschweig introduise une « apparition » d’Olga parfaitement redondante et inutile, alors que ce moment est un moment d’extrême solitude… Et puis l’air de Grémine au dernier acte, qui, par la beauté du timbre de Jean Teitgen et par son art confondant du chant, touche profondément aussi par ce qu’il dit de l’âge, de la nostalgie et de la foi en l’amour pour nous régénérer. Et comment passer sous silence l’ultime scène entre Tatiana et Onéguine, elle digne et pourtant déchirée, lui, à ses genoux, désespéré et pourtant encore pétri d’orgueil (« Tu ne peux pas me repousser… Tu n’as pas d’autre choix… Tu dois tout laisser… Tu es à moi ») : tout est magnifique et tout est terrible.

Oui, dans ce spectacle, tout est beau, tout est émouvant, tout est suprêmement chanté – et pourtant il manque quand même quelque chose pour que le bonheur soit total : il manque ces abîmes que l’orchestre devrait porter. La jeune cheffe américaine Karina Canellakis est assurément une bonne élève : tout est parfaitement en place, tous ses phrasés tombent juste, comme on le dit d’une robe, tout est équilibré et porteur d’une beauté hédoniste, mais on n’y entend jamais le vertige, on n’y entend jamais cette folie qui se lève dans le récit, dans le chant, dans ces corps tordus d’amour ou de désespoir, on n’y entend jamais la passion. Dommage ! Comme le chante Tatiana dans son ultime duo avec Onéguine, « le bonheur était si proche »…

Alain Duault

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