Bayreuth, le nouveau « Ring », premier volet : L’Or du Rhin et La Walkyrie

Xl_ring-festival-bayreuth-2022-alain-duault3 © Enrico Nawrath, Bayreuter Festspiele

Un nouveau Ring, cette concaténation de quatre ouvrages, L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des Dieux, est toujours un événement à Bayreuth : celui-ci ne faillit pas à la tradition. Comme toujours, c’est la vision scénique qui interroge d’abord, c’est-à-dire à la fois le parti-pris et le message qu’il veut véhiculer. Le jeune metteur en scène Valentin Schwarz, 33 ans, inscrit délibérément sa vision dans notre aujourd’hui, dans notre monde contemporain en proie à ses mille et une angoisses et à ses préoccupations quotidiennes : nous ne sommes plus chez les dieux mais bien chez les hommes.

L'Or du Rhin du quotidien

Dès l’ouverture de ce « nouveau monde », on est plongé dans le liquide amniotique à l’intérieur duquel flottent deux embryons encore reliés par le cordon ombilical : on les retrouve quelques années après, au milieu d’autres enfants, autour d’une piscine dans laquelle, sous la garde de trois nurses, les Filles du Rhin, ils s’amusent au détriment d’un pauvre bougre qui semble une sorte de SDF au bout du rouleau, Alberich. Mais bientôt, celui-ci n’en peut plus, rugit, tonitrue – et s’empare, pistolet en mains, d’un garçon tout vêtu de jaune, couleur de l’or : c’est la première métaphore de ce Ring qui va en compter beaucoup. L’or, c’est l’enfance et son cortège d’avenir. Le vol de l’or-qui-donne-la-puissance, c’est l’enlèvement de l’enfant devant lequel notre société contemporaine se prosterne, cet enfant-roi qui peut tout faire puisqu’il représente l’avenir en même temps qu’il nous renvoie l’image de notre décrépitude.

Das Rheingold, Bayreuther Festspiele (c) Enrico Nawrath

C’est bien ce qui arrive à la famille de Wotan, un dirigeant d’entreprise qui vit très aisément dans une superbe maison meublée au goût du jour et pourvue d’efficaces gens de maison, prêts à parer au moindre incident, un verre cassé à nettoyer, un importun à rembarrer. Wotan a une femme, Fricka, qui ne semble guère transie d’amour pour son mari mais demeure très à cheval sur les principes et prête à défendre becs et ongles les prérogatives des enfants (officiels) du couple, la jeune Freia et ses frères Donner et Froh – car on pressent vite que Wotan a entretenu quelques autres liaisons qui ont assurément porté leurs fruits… Pour le moment, il semble que l’entreprise de Wotan connaisse quelques soucis – les travaux entrepris au-dessus du salon où la famille se retrouve ayant donné lieu à des frais sans doute très supérieurs à ceux envisagés. À tel point que la société à laquelle ces travaux avaient été commandés, se rebiffe contre le dilettantisme de Wotan vis-à-vis de ses dettes et envoie une paire de jeunes gens, Fasolt et Fafner, qui arrivent dans un gros SUV noir, bien décidés à se faire payer. Wotan a beau en appeler à son fondé de pouvoir, le rusé Loge, rien n’y fait, la dette est criante. Les hommes de main de la société qui a terminé les travaux choisissent donc de prendre en otage la fille, Freia, au grand dam de ses frères et de leur mère… On comprend que cette saga ainsi (re)vue a tout d’une série pour Netflix : c’est le monde dans lequel notre société se reflète. C’est-à-dire que nous voyons de près un groupe d’êtres humains faillibles, dans la tragédie de leurs destins individuels, dans leurs espoirs et leurs impasses ou même dans leurs écarts comiques. Mais leurs rêves et leurs peurs se fracassent sur le mur de la réalité.

De ce point de vue, l’histoire, le récit de ce Ring est assez bien raconté, avec une lisibilité qui n’a pas été toujours aussi claire dans les mises en scène récentes. On ajoutera même qu’on assiste rarement à une vision aussi globalement optimiste, du moins ouverte sur un avenir qui peut faire croire à une renaissance. Et le Prologue, L’Or du Rhin, se referme sur l’image d’un Wotan soulagé d’avoir liquidé sa dette et de pouvoir jouir de son nouveau palais, de ses nouveaux locaux, le Walhalla. Mais il demeure pourtant des manques dans cette vision, la Nature par exemple en est totalement absente, la magie des transformations chez les Nibelungen en est éludée. Dans la mesure où le choix a été fait de raconter cette histoire à ras de terre, c’est-à-dire dans cette esthétique et cette « éthique » des séries, on ne peut prétendre à la grandeur qui habite cette musique somptueuse…

Das Rheingold, Bayreuther Festspiele (c) Enrico Nawrath

Car la musique porte superbement ce récit, vocalement d’abord avec plusieurs personnalités rayonnantes, de la Fricka puissante de Christa Mayer à la Freia touchante d’Elisabeth Teige ou à l’incroyable Erda d’Okka von der Damerau, intense et profonde comme le destin qu’elle prophétise. Même satisfaction générale du côté des hommes, avec le terrifiant Alberich d’Olafur Sigurdarson, le Loge vénéneux et fielleux de Daniel Kirch ou encore les « géants » (qui n’ont plus rien de géant que leurs voix) de Jens-Erik Aasba et Wilhelm Schwinghammer. Seule exception à ce tableau vocal – mais de taille : le Wotan d’Egils Silins. Si sa prestance scénique est parfaite, sa voix semble en retrait, timbre mat, projection limitée, soutien approximatif, pas vraiment au niveau de ce qu’on attend à Bayreuth. Dommage.

L’Orchestre du Festspielhaus est en revanche à son meilleurs, porté par la baguette de Cornelius Meister qui, s’il ne recherche pas l’originalité, a au moins le mérite de la clarté. Pourtant, il commence difficilement, comme encore mal installé, manquant nettement d’homogénéité instrumentale dans les fameuses cent-trente-cinq premières mesures qui, à partir du mi bémol initial donné par les huit contrebasses, puis les trois bassons, puis peu à peu tous les instruments, doit déployer l’image fondatrice de l’origine du monde : là, on n’y est pas encore. Et puis la pièce commence, les voix jaillissent, les cordes s’arrondissent, les bois se colorent, la main du chef se fait plus ferme, le geste plus large : tout est lancé. On a eu une petite inquiétude initiale, elle ne se retrouvera plus : le discours est ensuite totalement maitrisé, avec un beau travail de Kapelmeister qui s’accorde parfaitement à la matière de cet orchestre de grande classe.

La Walkyrie, transposer n'est pas forcément traduire

Que va-t-il advenir ensuite de cette fresque ainsi brossée ? Le début de La Walkyrie calme les craintes face à l’inconnu : il y a bien une logique de continuité. Nous sommes chez Hunding, une maison tout aussi contemporaine que celle de Wotan, mais qui a subi quelque dommage météorologique : un arbre (le « frêne du monde » dans la mythologie wagnérienne initiale) s’est abattu sur la véranda, en faisant exploser les parois de verre qui sont encore pendantes et en détraquant l’électricité. Hunding, en bon maître de maison bricoleur, s’emploie à réparer les dégâts mais s’étonne de découvrir chez lui un jeune homme, Siegmund, qu’a généreusement accueilli son épouse Sieglinde, enceinte. Pendant que Hunding s’assoupit, les deux jeunes gens se rapprochent, se rapprochent même beaucoup, tombent dans les bras l’un de l’autre, mus par un désir irrésistible : ils se sont découverts jumeaux mais ils s’assument amants. Bien sûr, quand il se réveille, Hunding prend très mal la chose ! Les deux n’ont plus qu’à s’enfuir prestement pendant que le rideau tombe. Et le deuxième acte nous ramène chez Wotan où l’on célèbre les funérailles de Freia, ce qui suscite cris et gémissements hystériques des Walkyries, cette kyrielle de ses demi-sœurs (puisque Wotan, le père des trois enfants légitimes qu’il a eus avec Fricka, est aussi le père de neuf filles naturelles, les Walkyries).

Die Walküre, Bayreuther Festspiele 2022 (c) Enrico Nawrath

Pourquoi ces funérailles qui ne figurent pas dans le livret de Wagner ? C’est un des nombreux mystères dont Valentin Schwarz, le metteur en scène, parsème son récit : est-ce pour faire un lien avec L’Or du Rhin ? Est-ce pour introduire la mort qui demeure le thème obsédant de toute la série – cette mort qu’on veut repousser, en enlevant un enfant, valeur régénératrice, en laissant à cet enfant-roi toute latitude pour faire tout et n’importe quoi pourvu qu’il demeure un allié contre la mort, en inscrivant cette volonté faustienne de rajeunissement – qui conduira, à l’acte suivant, les Walkyries dans une clinique de chirurgie esthétique pour une curieuse chevauchée des apparences ? On se perd en conjectures…

Car le travail de Valentin Schwarz, qui sait très bien user de l’atmosphère des séries et décrire une famille qui tient de Succession, a plus de mal à trouver des solutions aux questions métaphysiques qui s’inscrivent aussi dans l’univers wagnérien. Ce qui nous vaut à la fois des confrontations familiales très efficacement traitées (le duo Wotan/Fricka du deuxième acte de cette Walkyrie) et des trous sémantiques récurrents – dont le plus grave est le pur et simple escamotage de la scène finale. Après un adieu émouvant à sa fille préférée, Brünnhilde, Wotan la laisse tomber sans un regard au moment où elle devrait gagner le rocher (ou ce qui en tient lieu) : un rideau gris tombe, Fricka vient proposer un verre à Wotan pour faire la paix ; pour toutes réponses, celui-ci ôte son alliance et la jette dans son verre. C’est le drame bourgeois qui remplace l’épique. La musique termine seule : Brünnhilde n’est pas endormie, elle n’est pas encerclée de feu, elle n’est pas promise au seul héros libre qui aura l’audace de traverser le mur de feu… Et aucun symbole ne remplace ces signes forts que porte la musique. Au bout du compte, on se dit que, certes, la transposition du Ring dans l’univers des séries télévisées le projette de plain-pied dans notre réalité d’aujourd’hui – mais n’est-ce pas un peu réducteur ? Quelle place pour le dépassement de soi, quelle place pour la Nature qui exsude de la musique et, là, a totalement disparu, comment imaginer une suite alors que chaque acte semble constituer un épisode de cette série plutôt qu’un élément de cette grande roue du temps dont l’œuvre de Wagner est le gigantesque métronome ?

Mais la musique pallie bien des choses, avec d’abord une distribution d’une force rare, dominée par trois voix exceptionnelles : celle du ténor Klaus Florian Vogt en Siegmund, voix aussi tendre que puissante sans que rien n’y soit jamais forcé, rayonnement solaire, présence ardente ; celle du Wotan de Tomasz Konieczny, baryton polonais au timbre de bronze, au chant projeté avec autant de force que d’évidence, avec cette ligne toujours tenue et cette expressivité constante ; celle surtout, superlative, de Lise Davidsen, la déjà célèbre norvégienne de 35 ans qui est sans doute, à 35 ans, la plus grande soprano wagnérienne de l’époque, voix immense, ligne épanouie, capable de flexions inouïes, avec une poésie bouleversante. On retrouve aussi avec bonheur la Fricka de Christa Mayer, le Hunding de Georg Zeppenfeld – mais on éprouve un plaisir moindre avec la Brünnhilde d’Irène Théorin, voix comprimée dans le bas médium, aux aigus tirés et à l’intonation fluctuante. L’Orchestre du Festspielhaus est à nouveau somptueux, son chef Cornelius Meister offrant une constante tension dramatique (mis à part, curieusement, une Chevauchée des Walkyries un peu anémique, sans vrai ressort) : un haut niveau qui est justement acclamé.

Ce Prologue et cette Première Journée traduisent une cohérence du projet scénique (même s’il est sans doute trop réducteur) mais ne répondent pas à toutes les questions qu’ils posent. Une chose est de transposer, une autre est de traduire, une plus importante encore est d’analyser, toutes actions qui éclairent et donnent du sens à l’œuvre. Sans doute Valentin Schwarz a-t-il voulu inscrire trop de questions dans sa vision du Ring : peut-être les deux journées suivantes donneront-elles des clés pour lier théâtre et musique et faire de ces représentations un accomplissement.

Alain Duault
Bayreuth, août 2022

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading