L'Aïda de Shirin Neshat à Salzbourg, entre Orient et Occident

Xl_2017-07-27_121631 © Mark Abrahams

La semaine prochaine débuteront les représentations d’Aida au Festival de Salzbourg, l’un des événements les plus attendus de cette édition, qui affiche déjà complet.

Il faut dire que la production a tout pour être attrayante, à commencer par sa distribution vocale réunissant Anna Netrebko dans le rôle-titre et Francesco Meli dans celui de Radamès (en alternance avec Yusif Eyvazov qui ne chantera cependant pas avec sa compagne puisque le ténor tiendra le rôle de Radamès uniquement les 22 et 25 août, dates durant lesquelles la soprano russe laissera justement sa place à la coréenne Vittoria Yeo). N’oublions pas à leurs côtés le Roi de Roberto Tagliavini, l’Amnéris d’Ekaterina Semenchuk ou encore le Ramfis de Dmitry Belosselskiy, le tout sous la direction du maestro Riccardo Muti à la tête du Philharmonique de Vienne. La mise en scène très attendue est quant à elle signée par l’Iranienne Shirin Neshat, connue jusqu’alors pour son travail de photographe, de vidéaste, ainsi que pour ses films.


Photographie de la série « Les Femmes d’Allah » ; © Shirin Neshat

Née à Qazvin en Iran le 26 mars 1957, elle a la chance de vivre dans une famille aisée ouverte sur l’Occident, au point que l’artiste dira à propos de son père dans une interview par Suzie Mackenzie dans The Guardian : « il a fantasmé l'Ouest, idéalisé l'Ouest, et a lentement rejeté ses propres valeurs ; mes parents étaient ainsi. Ce qui s'est produit, je pense, est que leur identité s'est lentement dissoute, ils l'ont échangée pour le confort. Ils ont servi leur classe ». Ceci a la conséquence de mettre filles et garçons sur un pied d’égalité dans cette famille, permettant à Shirin Neshat de partir étudier l’Art à Los Angeles. C’est alors qu’a lieu la Révolution iranienne, supprimant les avantages de sa famille. Elle ne retourne dans son pays qu’en 1990 et prend alors pleinement conscience des changements opérés dans le pays, notamment concernant la femme, ce qui inspire la photographe pour une série intitulée « Les Femmes d’Allah », représentant des photos de femme recouvertes de calligraphie farsi.

Au milieu des années 1990, elle se tourne vers la vidéo et réalise Anchorage en 1996, puis Ombre sous le Web (1997), Turbulent (1998), Rapture (1999) et Soliloquy (1999). Son travail, sans jamais juger, continue de se rapporter aux codes sociaux, culturels et religieux des sociétés musulmanes, et tout particulièrement à la femme dans ces sociétés. On le découvre réellement à l’international en 1999 lorsqu’elle obtient Le Lion d’or lors de la 18e biennale de Venise avec Turbulent et Rapture. En 2009, elle dirige son premier long-métrage, Women Without Men, qui obtient le Silver Lion Award pour la meilleure réalisatrice au 66ème Festival du Film International de Venise.

C’est pourquoi elle avoue avoir pensé que Markus Hinterhäuser (le nouveau directeur du festival de Salzbourg) devait être fou lorsqu’il lui a proposé de mettre en scène Aida au festival de Salzbourg. Cependant, plus l’artiste (qui vit en exil à New-York) travaillait sur cette œuvre, plus elle comprenait cette proposition : « au départ, j’étais probablement un peu effrayée, mais j’ai relevé le défi. Tant dans mon travail que dans ma vie privée, il y a cette dichotomie entre le fait d’être une femme et la tyrannie politique ainsi que l’oppression ». D’après ses propres termes (également lisibles sur le site du festival), elle s’identifie donc à Aida, envoyée en exil alors qu’elle est innocente, séparée de sa patrie iranienne, de sa famille et de ses proches. « Je sais comment Aida doit se sentir : vous entamez un processus, vous commencez à réaliser que vous pouvez aller de l'avant, que vous pouvez tomber à nouveau amoureuse, vous adapter aux circonstances »...

Shirin Neshat reconnait que la mise en scène d’un opéra impose des contraintes, interdisant de « modifier le tempo ou l'histoire comme vous le faites avec un scénario de film ». Elle cherche ainsi à trouver un équilibre entre la puissance de l’opéra, celle de l’histoire et sa propre lecture de l’œuvre. Elle a également à cœur de tenir compte et d’intégrer la critique faite par beaucoup dans le monde arabe envers cet opéra, allant jusqu’à dénoncer certaines idées qui seraient « presque racistes ». Si la metteure en scène dit « devoir accepter la critique », elle focalise sa production sur l’analyse des relations émotionnelles qui se nouent entre les personnages. En son temps, Verdi était un compositeur très politique et l’Egypte sert évidemment de décor à son œuvre, mais c’est néanmoins « une histoire intemporelle qui est racontée » et Shirin Neshat opte par exemple pour des costumes contemporains pour les Ethiopiens, en référence aux réfugiés syriens qui font l’actualité aujourd’hui, ou imagine encore des prêtes réunissant toutes les religions pour démontrer « comment n’importe qui est finalement capable de succomber au fanatisme ».
De même, elle laisse de côté la dimension très militariste de l’œuvre (à plusieurs reprises dans le livret, les protagonistes réclament la guerre et glorifient les combats), pour plutôt « se concentrer sur la tragédie humaine ». Pour y parvenir, elle n’hésite pas à faire appel à l’art de la vidéo qu’elle connaît bien, et a créé des vidéos spécialemnet pour l'opéra, permettant notamment de s’interroger sur la vision qu’a Aida de son propre peuple, les esclaves – les vidéos ont été réalisées à Vienne, avec des réfugiés syriens et africains mais aussi des Autrichiens.
Quant au final, Shirin Neshat s'est longtemps interrogée, se demandant s'il y avait « un espoir », avant de trouver finalement « une fin merveilleuse » : « après tout, cela se clôt par la décision très humaine d’Aida et de Radamès de résister aux règles du pouvoir, et de plutôt choisir la mort. C’est une décision humaine, une fin éminemment humaine. Pour moi, il y a de la lumière au bout du tunnel ».

On pourra découvrir la nouvelle production d'Aïda du Festival de Salzbourg, mise en scène donc par Shirin Neshat, avec Anna Netrebko dans le rôle-titre à partir du 6 août prochain. La production fera l'objet d'une captation et sera notamment retransmise sur Arte, le samedi 12 août à 21h (puis en ligne jusqu'au 11 septembre). 

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