Madame Butterfly, une tragédie à la japonaise

Xl_butterflyapl-cd © ROH Bill Cooper

Depuis vendredi dernier et jusqu’au 9 avril prochain, la Royal Opera House de Londres donne Madame Butterfly de Puccini (dont la critique est à lire dans nos colonnes), avec dans le rôle-titre, Kristine Opolais, véritable « soprano-star » déjà ovationnée le mois dernier dans ce même rôle de Cio-Cio-San à Munich. L'occasion pour nous d’étudier plus longuement l’œuvre que Puccini considérait lui-même comme son opéra « le plus sincère et le plus expressif ».

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Giacomo Puccini considérait Madame Butterfly comme son opéra « le plus sincère et le plus expressif ». Il pouvait écouter sans se lasser cet ouvrage au triomphe duquel il a toujours cru malgré l’échec retentissant que lui réserva le public lors de sa première représentation à la Scala en 1904. L’histoire émouvante de la séduction, puis de l’abandon d’une jeune et naïve japonaise par un officier américain insouciant et égoïste inspire au compositeur une œuvre  résolument novatrice. Devenue aujourd’hui aussi populaire que Tosca ou La Bohème, Madame Butterfly s’est imposée au terme d’une genèse complexe dont les différentes étapes nous éclairent sur la constante volonté de Puccini d’explorer de nouvelles perspectives dramatiques et musicales.

Loin des actions héroïques

A l’été 1900, Giacomo Puccini se trouve à Londres pour la création anglaise de Tosca. Après l’immense succès de ces deux chefs-d’œuvre les plus populaires, La Bohème (1896) et Tosca (1900), il s’est définitivement imposé comme le nouveau maître de l’opéra italien. A 42 ans Puccini symbolise le renouveau de l’art lyrique dont il a repris le flambeau après la disparition du maestro Giuseppe Verdi mort en 1901. Le compositeur est à la recherche d’un nouveau sujet d’opéra quand il assiste à la représentation en anglais de la pièce de David Belasco (1853-1931) tirée d’une nouvelle de John Luther Long (1861-1927). Puccini ne pratique pas l’anglais et ne comprend presque rien aux dialogues. Mais il est ému aux larmes par le drame dont il ressent tout l’impact émotionnel  grâce à la limpidité et à la force de l’intrigue. Les souffrances et le destin pitoyable de Madame Butterfly touche Puccini au plus profond de lui-même  et la captivante magie du décor exotique l’éblouit et le fascine. Il supplie Belasco de l’autoriser à adapter Madame Butterfly à l’opéra. Belasco confia ensuite : « J’acceptai aussitôt (…) Car il n’est pas permis de discuter affaires avec un Italien impulsif qui a les larmes aux yeux et les deux bras autour de votre cou.»

La pièce de Belasco présente une grande parenté avec Madame Chrysanthème, un roman de Pierre Loti qui connut un immense succès en 1888. L’auteur s’y inspirait de sa propre expérience pour raconter comment un officier de la marine française épousait par contrat d’un mois renouvelable une jeune japonaise qui devait partager sa vie jusqu’à la fin de son séjour à Nagasaki. Cette pratique était très courante au Japon : il était convenu que les officiers de marine étrangers pouvaient, contre des espèces sonnantes, « épouser » des geishas seulement  pour la durée de leur séjour. Madame Chrysanthème avait  été transformée en opérette en 1893 par le compositeur André Messager. Puccini fut sans doute aussi influencé par le succès d’Iris (1898) de Pietro Mascagni, autre ouvrage typique de la découverte du Japonet de la fascination qu’il exerce sur de nombreux artistes à partir du milieu du XIXème siècle.

Puccini  se prend immédiatement de passion pour la jeune geisha amoureuse mise en scène par Belasco. Le compositeur va dessiner et ciseler avec passion ce personnage de Butterfly qui lui correspond si bien comme en témoigne ce qu’il écrit à propos de lui-même  « Je ne suis pas fait pour les actions héroïques. J’aime les êtres qui ont un cœur comme le nôtre, qui sont faits d’espérance et d’illusions, qui ont des éclairs de joie et des heures de mélancolie, qui pleurent sans hurler et souffrent avec une amertume tout intérieure ». Butterflylui apparaît comme une cousine japonaise de sa Mimi, le principal personnage de La Bohème. Puccini voit une correspondance évidente entre l’humble destin de la petite geisha et sa propre sensibilité qui s’épanouit dans l’expression musicale de sentiments authentiques et universels. Le compositeur veut être « sincère » et ce n’est pas un hasard s’il choisit, conformément à l’esthétique « vériste », d’adapter une histoire basée sur un fait réel choquant : l’achat, puis l’abandon d’une très jeune femme par un officier américain dont elle attend un enfant. Ce sera l’occasion pour Puccini d’exalter le lyrisme d’un cœur simple.

Portrait d’une femme-enfant

Ce qui constitue l’unique ressort de cette tragédie japonaise qu’est Madame Butterfly, c’est le destin et l’évolution du personnage-titre, la fragile Cio-Cio-San, dite Butterfly, c’est-à-dire papillon. D’où le soin extrême avec lequel Puccini « organise » musicalement la première apparition de son héroïne. Cio-Cio-San est précédée par le chœur de ses amies qui chantent au loin tandis que l’orchestre, par ses phrases délicates et japonisantes, semble définir tout le personnage de cette femme-enfant pleine de naïveté et de pureté, résumant les principaux traits de la personnalité de la jeune geisha annonçant son douloureux parcours jusqu’au sacrifice. Tous les éléments du drame sont musicalement présents dans la présentation du personnage qui voit son entrée couronnée d’un contre-ré, la note la plus aigüe écrite par Puccini pour une soprano.  Le thème musical associé à l’évocation du suicide du père de Cio-Cio-San suscite déjà le pressentiment de la fin qui attend l’héroïne.    

L’action se déroule à Nagasaki vers 1900. Un officier américain, Pinkerton, s’apprête à emménager dans une nouvelle maison avec une nouvelle épouse, âgée de quinze ans. Cette dernière est enthousiasmée par la perspective de ce mariage, même s’il est de toute évidence arrangé à la « mode japonaise » par Goro, un « marieur » qui a tout de l’entremetteur. La naïve enfant est allée jusqu’à se convertir au christianisme pour vivre en parfaite harmonie avec son futur mari, ce qui lui vaudra d’être définitivement reniée par sa famille. Dès le début, le sort de Cio-Cio-San semble scellé car Pinkerton se confie ouvertement au consul américain Sharpless qui ne comprend pas les raisons de ce « mariage ». Evoquant le moment où il s’unira à une véritable épouse américaine, Pinkerton avoue sa fascination présente et passagère pour celle qui  semble sortir d’un subtil décor de paravent… « Quand de son brillant fond de laque…se détache ce petit papillon » qui « voltige et se pose avec une telle grâce silencieuse », « une fureur de le poursuivre m’assaille, quand bien même je devrais lui briser les ailes ». L’héroïne de Puccini est condamnée d’avance par ce cynisme et cet égoïsme. Le spectateur rendu omniscient dès la scène d’exposition pressent le sort terrible qui attend la sincère et passionnée geisha, aveuglée par les apparences d’un amour aussi ensorceleur que trompeur. Abandonnée avec son enfant « américain », Butterfly s’aveuglera jusqu’à l’ultime moment, où l’arrivée de l’épouse américaine de Pinkerton signera la fin de ses vaines espérances et entrainera la nécessité d’échapper au déshonneur par le suicide. Doué d’une subtile connaissance de l’âme féminine, Puccini fait du personnage de Cio-Cio-San un être profondément humain et sensible dans lequel chacun peut se projeter. Elle est pratiquement toujours en scène et lorsqu’elle s’en retire, elle est encore présente grâce aux thèmes musicaux qui établissent une atmosphère mélancolique et  aérienne comme le vol d’un fragile papillon. L’orchestre, principal moteur de l’intensité lyrique, est ici en constante symbiose avec la voix de cette femme-enfant qui doit évoluer de la grâce fragile aux déchirements pathétiques de la désillusion en passant par les élans passionnés de l’espoir affermi par l’évocation du bonheur passé.

« À la fin je gagnerai… »

La composition de Madame Butterfly nécessitera plus de deux années de travail exigeant. Au printemps 1902, Puccini rencontrera même une célèbre actrice japonaise, Sada Jacco, qui effectuait une tournée en Italie et en France : il tenait à l’entendre parler japonais pour s’imprégner de la musique de cette langue aux modulations caractérisées par la montée dans l’aigu. Le compositeur rencontre également la femme de l’ambassadeur du Japon en Italie qui lui dépeint les mœurs de son pays et lui chante des chansons typiques. Mais ce n’est pas tout. Puccini se livre aussi à des recherches personnelles : recueils de musique japonaise, enregistrements, lectures sur les cérémonies religieuses et l’habitat, tout le passionne comme vingt ans plus tard l’univers chinois quand il composera Turandot (1926).

Au moment où l’opéra semblait sur le point d’être achevé, un accident d’automobile vint interrompre brutalement le travail du compositeur sur le livret mis au point par ses deux librettistes,   Giuseppe Giacosa et  Luigi Illica. Cet accident faillit coûter la vie à Puccini. Il s’en tira avec une jambe cassée mais fut contraint durant huit mois à l’immobilité à Torre del Lago, devant ce lac de Massaciuccoli qui lui semblait évoquer les paysages et décors d’Extrême-Orient. Ce fut pour lui l’occasion de se pénétrer d’une atmosphère qu’il va tenter de traduire dans sa musique.

Malgré ce travail minutieux et la confiance de Puccini en sa  nouvelle héroïne, la création le 17 février 1904 à la Scala est un échec plus que cuisant. C’est le plus grand fiasco de toute la carrière du compositeur…Dans le numéro de mars 1904 de Musica e Musicisti l’éditeur Giulio Ricordi (1840-1912) rend compte de l’atmosphère quasiment hystérique qui domine cette triste soirée : « Première représentation de ‘Madame Butterfly’ (…) Grondements, cris, grognements, rires, gloussements (…) Après ce charivari, autour duquel on ne pouvait pratiquement rien entendre, le public quitta le théâtre parfaitement aux anges (…) Le spectacle donné dans la salle semblait aussi bien organisé que celui qui se déroulait sur la scène, puisqu’il commença précisément dès le début de l’opéra. » Ce scandale ressemblait à une cabale organisée et le principal suspect était naturellement le grand rival de Ricordi, l’éditeur Eduardo Sonzogno… Quoi qu’il en soit, l’ouvrage est immédiatement retiré de l’affiche et la direction du théâtre est remboursée avec l’accord de Ricordi. La presse ne se montre pas plus conciliante que le public milanais et elle assassine sans ménagement la pauvre Madame Butterfly dans des articles aux titres outranciers : « Puccini tué » ou encore « Butterfly, opéra diabétique, le résultat d’un accident ». Puccini est anéanti. Il dénonce « un lynchage » perpétré par « des fous ivres de haine » mais il écrit pourtant : « Ma Butterfly reste comme elle est : l’opéra le plus senti et le plus expressif que j’ai jamais conçu. Vous allez voir, à la fin je gagnerai ».

On reproche entre autre à Puccini la construction en deux actes, qui les fait chacun beaucoup trop long. Puccini remet donc l’ouvrage sur le métier, procède à un certain nombre de coupures, reconstruit l’œuvre en trois actes, ajoute une romance pour le ténor – et quand il redonne sa Butterfly à Brescia le 28 mai 1904, c’est un triomphe qui ne se démentira jamais plus. Puccini est rappelé dix fois sous les acclamations du public enfin conquis. L’ouvrage sera donné dans le monde entier. La liste des interprètes du rôle-titre comprend toutes les plus grandes sopranos : Toti dal Monte, Renata Tebaldi, Victoria de Los Angeles, Maria Callas, Renata Scotto, Raina Kabaivanska (qui incarna Cio-Cio-San plus de trois cent fois), sans oublier Mirella Freni !

La tentation du Japon

Si Madame Butterfly est aujourd’hui aussi populaire que Tosca ou La Bohème, c’est aussi une œuvre largement novatrice. On y trouve une écriture très dense, avec des couleurs orientales qui sans être trop soulignées sont toutefois très documentées. La modernité se manifeste aussi par un chœur « à bouche fermée » d’une rare originalité et par la volonté de dérouler l’œuvre comme une longue conversation, avec un seul « grand air », Un bel di, vedremo, qui s’inscrit naturellement dans le cours de l’action. Cet air superbe, à la ferveur lyrique exceptionnelle, exprime avec une rare puissance théâtrale le rêve intérieur de la jeune femme, ce désir intime qui est devenu une conviction et en même temps une obsession amoureuse et folle.

Cette modernité de l’œuvre se nourrit aussi de ce qu’il est convenu d’appeler vers le milieu du XIXème le « japonisme ». Ce mot a été forgé pour rendre compte de l’engouement que suscita le Japon, en particulier en France, chez un grand nombre d’artistes. Zola ou Edmond de Goncourt, Manet, Degas, ou Vincent Van Goh, pour n’en citer que quelques-uns, manifestèrent tous un intérêt grandissant pour l’art japonais qui bénéficia de la notoriété procurée par les grandes Expositions Universelles de Paris (1867 et 1878) et de Londres (1862). Ce contact avec l’Extrême-Orient permet à ses écrivains et à ses peintres de renouveler leur vision artistique et il semble bien qu’il en aille de même pour Puccini qui emprunte au Japon plus qu’un décor exotique. Le compositeur ne se contente pas de faire des emprunts aux mélodies japonaises qu’il a utilisées mais il invente à partir d’elles tout un matériel mélodique issu de l’écriture musicale japonaise, comme le thème pentatonique de la geisha qui domine les dernières pages de l’opéra.  La partition est tissée de surcroit de nuances orchestrales qui recréent la musique japonaise en utilisant les sonorités nouvelles des  bois, des cloches et des gongs.  Puccini évoque ainsi un Extrême-Orient  tantôt mystérieux et inquiétant, tantôt  séduisant et captivant en renouvelant son inspiration aux sources du « japonisme ». Présentant plus qu’une opposition entre une naïve petite japonaise et un officier américain dominateur et sans scrupule, Madame Butterfly est aussi une sorte de synthèse musicale. Le langage musical de Puccini a évolué depuis Tosca et son écriture orchestrale trouve là de quoi prolonger musicalement l’intensité théâtrale dont la puissance lyrique exprime au plus juste la profondeur de Butterfly.  

Catherine Duault

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