L’Elixir d’amour, une comédie sentimentale

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La légende veut que Donizetti ait composé son Elixir d’Amour en tout juste deux semaines pour combler la programmation incomplète du Teatro Della Cannobiana. Et l’œuvre deviendra l’un des opéras les plus populaires du compositeur.
À la rentrée prochaine, l’Elixir d'Amour sera repris successivement au Théâtre Royal de la Monnaie puis à l’Opéra de Paris, dans une nouvelle production de Laurent Pelly mettant en scène Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak. D’ici là, les jeudis 18 et 25 juin prochain, L'Elisir d'amore est également donné dans les salles de cinéma dans le cadre du programme Viva l’Opéra, déjà dans une production signée Laurent Pelly en 2006, avec Paul Groves et Heidi Grant. L’occasion de revenir sur le contexte et le contenu d’une œuvre aux allures de comédie romantique. 

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On associe volontiers le nom de Gaetano Donizetti (1797-1848)  aux ténébreuses péripéties du drame historique se déroulant sur fond de brumes écossaises : on songe à ce chef-d’œuvre de l’opéra romantique italien, Lucia di Lammermoor (1835) inspirée de Walter Scott ou encore à la « trilogie Tudor », Anna Bolena (1830), Maria Stuarda (1834), Roberto Devereux (1837). L’oppression familiale est souvent au cœur de ces tragédies qui conduisent les protagonistes à la folie suicidaire.  Et pourtant, Donizetti s’est aussi brillamment illustré dans le genre comique. Parmi ses soixante-treize ouvrages, on compte une vingtaine de comédies légères dans la filiation de Rossini auquel il vouait une grande admiration. Trois « opera buffa » de Donizetti ont connu un succès populaire considérable qui leur a permis de se maintenir durablement au répertoire : La Fille du régiment (1840), Don Pasquale (1843) et L’Elixir d’amour (1832) qui réalise un équilibre parfait entre l’efficacité comique du livret et la subtilité de l’écriture musicale. Donizetti donne une nouvelle dimension à l’« opera buffa » qui se colore des nuances du lyrisme romantique. L’Elixir d’amour qu’on peut qualifier de comédie sentimentale se caractérise par un ton de mélancolie et une justesse dans la peinture des sentiments déjà à l’œuvre dans les drames de Donizetti.

Les « petites ironies » de la vie artistique

On pourrait aisément reprendre le titre d’un recueil de nouvelles de Thomas Hardy, Les petites ironies de la vie, pour évoquer et résumer les circonstances qui entourèrent la création de l’Elixir d’amour. Deux mois après l’échec de Ugo, conte di Parigi, créé à la Scala de Milan en mars 1832, au moment où il y croyait le moins, le compositeur remporte un éclatant triomphe au soir du 12 mai avec cet Elixir d’amour réalisant un  équilibre magique entre la vivacité de la comédie napolitaine et les délicates nuances du sentiment amoureux. Cette irrésistible comédie sentimentale se maintiendra à l’affiche pour trente-trois représentations.

Rien ne se présentait sous un jour facile dans cette nouvelle aventure artistique. C’est en désespoir de cause qu’Alessandro Linari, directeur du  Teatro Della Cannobiana, s’adresse à Donizetti. Le compositeur qui devait lui écrire un nouvel ouvrage vient de déclarer forfait à quelques jours de l’ouverture de la saison lyrique et Linari doit trouver au plus vite un autre opéra bouffe pour pallier cette fâcheuse défection. Il pense alors à Donizetti dont tout le monde parle depuis le triomphe qu’a remporté son Anna Bolena en 1830. A trente-quatre ans, le jeune maestro a déjà composé une quarantaine de partitions et il a la réputation de travailler très vite. Donizetti accepte la proposition de Linari qui lui suggère d’abord de reprendre un de ses anciens opéras. Mais le compositeur refuse catégoriquement : «  Vous moquez-vous de moi ? Je n’ai pas l’habitude de rapetasser mes propres œuvres, et au grand jamais celles des autres. Cependant, voyez-vous, j’ai assez d’énergie pour vous composer un opéra flambant neuf en quinze jours ! ». Habitué à travailler avec Donizetti, le librettiste Felice Romani avance l’idée d’adapter un livret que le prolifique Eugène Scribe a écrit pour un opéra de Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871), intitulé Le Philtre. Créé à l’Opéra de Paris en juin 1831, cet ouvrage s’inscrit dans l’abondante production d’Auber qui domine la scène parisienne où il triomphe avec ce que Berlioz appelle méchamment de « la musique de marchandes de modes chantée par des grisettes et des commis voyageurs ». Quoi qu’il en soit, Romani ne prend que quelques jours pour adapter en italien le texte de Scribe, tandis que Donizetti compose la musique en deux semaines seulement, selon la légende…Et selon la réalité, probablement en un peu plus d’un mois, ce qui constitue déjà une belle prouesse. L’opéra qui doit sa naissance à l’impérieuse nécessité de combler un manque dans une programmation incomplète, va devenir un des ouvrages les plus populaires de Donizetti.

Adapté lui-même d’une pièce italienne, Il filtro, de Silvio Malaperta, Le Philtre d’Auber a rencontré un énorme succès. Romani reprend dans son livret l’essentiel de son modèle qu’il suit de très près. Cette vive et charmante histoire d’amoureux transi qui finit par trouver dans le vin le courage de déclarer son amour à sa belle a facilement conquis le public parisien et devrait logiquement enchanter les Milanais. Les craintes de Donizetti viennent de la médiocrité de la distribution qu’on lui propose. Dans une lettre à Felice Romani, il avoue ses inquiétudes : « Nous avons une prima donna allemande, un ténor qui bégaie, une basse bouffe à la voix de chèvre et une basse française qui ne vaut pas grand-chose ! Mais nous devons leur faire honneur. Courage, cher Romani, continue… ». Or, contre toute attente, ces chanteurs jugés si médiocres, sauront parfaitement servir l’œuvre. Rappelons-nous que deux mois auparavant Donizetti avait essuyé un échec cuisant avec Ugo conte di Parigi qui bénéficiait pourtant d’une distribution éblouissante avec la Grisi et la Pasta ! Les plus grands chanteurs viendront ensuite prêter leur talent aux protagonistes de L’Elixir d’amour qui ne quittera jamais le répertoire. Maria Malibran sera une fameuse Adina à la Scala de Milan en 1835. En 1900, Enrico Caruso chantera Nemorino dans une mémorable production dirigée par Arturo Toscanini. Plus près de nous, on peut citer Carlo Bergonzi, Luciano Pavarotti partageant l’affiche avec Mirella Freni, José Carreras avec Judith Blegen ou Placido Domingo avec Ileana Cotrubas.

Tristan et Yseult à la campagne

On ne peut que s’amuser de cette réapparition inattendue du célèbre mythe d’un breuvage aux vertus magiques capable de procurer le plus ardent des amours. L’ombre majestueuse des nobles amants de Cornouailles, Tristan et Yseult, se glisse de manière burlesque dans un opéra-bouffe italien dont les protagonistes sont « une riche et capricieuse fermière » et un « cultivateur » « jeune et naïf ».

C’est Eugène Scribe qui avait eu l’idée d’imposer cette variante au fameux mythe de Tristan : le philtre ne fait plus tomber amoureux celui qui le boit, mais il doit le rendre irrésistible aux yeux de celle qu’il aime en vain. Dédaigné par une riche héritière arrogante et cultivée, Nemorino achète un élixir magique à un charlatan, le docteur Dulcamara. Il s’agit en réalité d’une bouteille de vin de Bordeaux qui plonge le crédule Nemorino dans une gaité inhabituelle et une curieuse indifférence quand il apprend le prochain mariage d’Adina avec un bellâtre suffisant, le sergent Belcore. Pour avoir de quoi s’acheter une nouvelle bouteille du précieux « élixir d’amour », Nemorino s’engage dans le régiment de son rival. Un providentiel héritage viendra dénouer les fils de la comédie : Nemorino deviendra riche et pourra épouser Adina, ce qui viendra définitivement confirmer l’efficacité du fameux élixir de Dulcamara.  Les différentes péripéties de l’intrigue se succèdent en respectant un équilibre parfait entre la  supposée magie de l’élixir et la réalité des circonstances. C’est le respect de la vraisemblance qui assure le comique des situations ; la réalité vient constamment au secours des boniments et de la faconde du  docteur Dulcamara, tout surpris de voir se réaliser ses fausses promesses « magiquement » confortées par les événements.

Adaptateur fidèle du livret d’Eugène Scribe, Felice Romani conserve le cadre bucolique du Philtre d’Auber : un petit village du pays basque. Au milieu des moissonneurs et des lavandières, dans la moiteur de l’été, Adina est absorbée par la lecture d’un livre passionnant. Remarquons que quelques années plus tard, l’autre héroïne comique de Donizetti,  la sémillante Norina, se présentera aussi un livre à la main au début de Don Pasquale (1843). Indifférente à ce qui l’entoure, Adina s’enthousiasme à la découverte d’un « roman d’amour », l’histoire de Tristan et d’Yseult. Et tous de célébrer en chœur l’ « élixir à la vertu si parfaite, si rare » dont on aimerait « connaître la recette ». Le vin de Bordeaux vendu par Dulcamara sera bientôt cet élixir ! Dès la première scène, avec un art consommé, Donizetti nous plonge dans une gaité teintée de charmante naïveté. Dans cette atmosphère pleine de légèreté, la présentation des protagonistes et de l’intrigue est marquée par la vivacité des enchaînements entre les interventions du chœur et des solistes. En 1832, Donizetti ne pouvait pas imaginer que la cavatine d’Adina,  « Le beau Tristan brûlait pour la cruelle Yseult… », qui évoque la destinée des deux célèbres amants, serait un futur sujet de plaisanterie ou d’indignation pour les wagnériens. Nous sommes en effet très loin de l’esprit du Tristan et Isolde de Richard Wagner qui devait être créé en 1865…

Le charme discret d’une comédie romantique

L’Elixir d’amour s’inscrit dans la tradition de l’ « opera buffa » où s’illustra si brillamment Rossini. On retrouve les principales caractéristiques du genre dans bon nombre de passages tels que l’aria de Dulcamara « Udite, udite, o rustici » (acte 1, scène 5) où l’on admire le jeu étourdissant des crescendos. L’articulation syllabique est réglée avec la plus grande virtuosité sur une accélération rythmique destinée à subjuguer les villageois venus écouter l’éblouissant bonimenteur. L’arrivée du docteur Dulcamara énumérant en un long catalogue les étonnantes propriétés de son remède miracle, est un morceau d’anthologie.

Mais  aux éclats de rire de la comédie succède toujours une émotion tendre et vraie qui est la marque caractéristique de Donizetti. Dans les démêlés sentimentaux du crédule Nemorino avec l’imprévisible Adina, il y a plus d’ironie et de nostalgie que dans les ridicules prétentions de  Dulcamara ou de Belcore. Comme l’épée qui sépare Tristan et Yseult, l’argent dresse son interdit entre les deux jeunes paysans. Le suffisant sergent Belcore incarne la réussite sociale capable de faire tourner la tête des jeunes filles tandis que Nemorino est disqualifié d’emblée par sa pauvreté et sa touchante sincérité. Mais quand un héritage le rend irrésistible aux yeux de toutes les femmes de son village, Nemorino devient suffisamment intéressant pour susciter enfin l’intérêt de la capricieuse Adina – qui prétendait vouloir « changer d’amour chaque jour » ajoutant : « de cette manière je m’amuse et profite de tout, de cette manière j’ai le cœur libre » (acte1, scène 3).

Au milieu de passages d’une irrésistible drôlerie, se fait donc entendre la tristesse de l’amoureux éconduit qui laisse échapper une « larme furtive », « Una furtiva lagrima » ( acte 2, scène 8) . Qui ne connaît cette célèbre romance si souvent chantée en récital par les plus grands ténors ? Elle a acquis une sorte d’existence indépendante de l’ensemble de l’ouvrage et plus d’une personne charmée à son écoute serait surprise d’apprendre que cette tristesse pleine de douleur contenue est extraite d’un « opera buffa » dont elle est peut-être la plus belle page. Dans le soin apporté à la crédibilité psychologique des deux personnages principaux, qui connaissent une véritable évolution, on décèle les apports du romantisme naissant. A côté du schématisme de la mécanique comique à laquelle se rattachent Dulcamara et Belcore, s’épanouit une nouvelle inspiration qui favorise le triomphe de l’amour et de la bonté dans un univers bucolique idéal. C’est dans cet équilibre particulier entre la farce et la peinture romantique du sentiment amoureux que résident l’originalité et la magie de l’Elixir d’amour.            

       Catherine Duault

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