Jonas Kaufmann dans Andrea Chenier : portrait

Xl_jkchenier1 © ROH

En une dizaine d’années, sur les plus grandes scènes lyriques mondiales, Jonas Kaufmann s’est imposé comme l’un des ténors les plus emblématiques du moment. Et dans une carrière qu’il construit avec intelligence et réflexion, ses prises de rôle apparaissent toujours comme un événement. À partir de demain mardi 20 janvier et jusqu’au 6 février, il endosse pour la première fois le rôle-titre d’Andrea Chenier, au Royal Opera House, aux côtés notamment d’Eva-Maria Westbroek et Zeljko Lucic. Nous saisissons l’occasion pour revenir sur les temps forts de la carrière du ténor allemand.

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Tous ceux qui ont vu Otello de Verdi à l’Opéra Bastille au printemps 2004 se souviennent encore d’y avoir entendu un très bon Cassio : ils ont sans doute oublié qui chantait Desdémone et Otello, ils se souviennent peut-être que Jean-Philippe Lafont était le vil Jago, l’interprète de ce rôle pourtant court et ingrat, lui, a marqué le public. C’était il y a à peine plus de dix ans : ce très bon ténor presque inconnu, c’était Jonas Kaufmann. Il faudra encore attendre un peu pour l’entendre en Otello, mais quel chemin parcouru en une prodigieuse décennie !

Ses débuts, pourtant, n’avaient pas été fulgurants : ses deux ans de troupe à Sarrebruck (1994-1996), dont il ne garde pas un très bon souvenir, ont précédé une période d’engagements parfois éminemment respectables, mais encore très limités à l’espace germanique et souvent dans des représentations de routine, avec des étapes importantes à Zurich, dans l’ensemble réuni alors par Alexander Pereira, ou à Stuttgart. Peut-être, d’ailleurs, ces débuts discrets sont-ils aujourd’hui le fondement de cette force exceptionnelle qu’est Kaufmann : se brûler les ailes en quelques années à force de répondre à toutes les sollicitations, ce n’est pas son rayon.

Et puis, un beau jour… Il n’y a pas un moment unique où, soudain, tout a basculé : la Traviata parisienne de 2007 a été une découverte pour beaucoup, mais sa réputation croissait déjà depuis quelques années. Mais sa prise de rôle dans Lohengrin, à l’été 2009, à Munich, est tout de même un tournant, celui où l’excellent ténor qu’était Kaufmann depuis longtemps a cessé d’être un parmi d’autres pour devenir un artiste unique, un véritable interprète créateur comme il n’en existe que quelques-uns par siècle. Il était dans cette distribution éblouissante – aux côtés d’Anja Harteros ou de Wolfgang Koch – le plus âgé : il n’avait pourtant que 40 ans. Jamais sans doute sa voix n’avait mieux jusqu’alors trouvé que dans ce nouveau rôle à s’exprimer et à faire éclater au grand jour sa singularité.
Il y a, avec les ténors wagnériens, une nécessaire tolérance : la tâche est trop difficile pour qu’on ne mette pas au crédit de chacun d’eux le simple fait de parvenir à chanter les notes, à faire entendre le texte et à mettre un peu d’expression quand il le peut, et puis cette puissance à toutes fins utiles qui est le stéréotype du chant wagnérien. Avec Kaufmann, soudain, il y avait tout le reste : d’infinies nuances dynamiques jamais couvertes par l’orchestre, une sublimation des mots en vrai chanteur de lied, et l’aisance scénique qui parachève l’incarnation du personnage. Puissance, aisance, mais aussi fragilité : la voix de Kaufmann n’est pas une de ces voix de miel qui coulent sans aspérités, et c’est bien là sa force paradoxale. Les fêlures qui interrompent le flux sonore ne seraient en elles-mêmes pas de nature à disqualifier cette voix de bronze ; mais l’intelligence du chanteur est telle qu’elles deviennent même un atout, qui souligne a contrario le galbe d’une phrase, met en évidence l’enjeu dramatique d’une réplique ou renforce le poids du mot chanté.

Dans son rapport à la scène, Kaufmann est tout autant représentatif d’une nouvelle génération de chanteurs, qui ne croient pas déroger en acceptant d’entrer dans les vues plus ou moins hétérodoxes d’un metteur en scène. C’est d’abord une question de professionnalisme : cette entreprise éminemment collective qu’est l’opéra ne peut pas fonctionner si l’une des parties veut imposer ses vues sur le travail de l’autre. Mais c’est aussi que Kaufmann, comme beaucoup des collègues de sa génération, a bien compris que l’image statufiée de l’idole solitaire à l’écart du monde réel n’était plus de mise : la liste est longue des grands metteurs en scène avec lesquels il a collaboré, de Christoph Marthaler à Hans Neuenfels en passant par Richard Jones ou Martin Kušej. Il ne s’agit pas de se laisser manipuler à volonté par un maître tout-puissant, mais de participer à l’œuvre commune, en dialoguant dans le respect mutuel. Les avantages de cette nouvelle vision du monde lyrique, on les voit bien chez Kaufmann : l’implication scénique nourrit l’interprétation vocale et réciproquement. Peut-être est-là le plus bel enseignement qu’offre sa carrière.

Il est difficile, pour un ténor ancré dans le grand répertoire lyrique, de ne pas suivre cette pente naturelle qui conduit des rôles les plus lyriques à d’autres toujours plus lourds ; on ne s’aventurera pas à déterminer ce qui, dans cette évolution, tient à l’ambition du chanteur, à l’évolution naturelle de la voix, aux demandes pressantes des directeurs d’opéra. Jonas Kaufmann ne chantera sans doute plus Tamino ou Ferrando comme il le faisait autour de 2000, il a abordé Wagner par ses rôles les plus lyriques et a fréquenté chez Verdi des personnages qui touchaient encore à la tradition belcantiste, quand ce n’était pas Don Carlo dont l’ascendance française plus soucieuse de déclamation tragique que d’effets dramatiques lui va à merveille (il ne reste qu’à espérer qu’une maison d’opéra se décide enfin à lui en proposer la version française originale). Depuis quelques années, les rôles plus lourds se multiplient, notamment dans le répertoire vériste, d’Adriana Lecouvreur à Tosca, ces jours-ci Andrea Chénier à Londres, au printemps le diptyque Cavalleria Rusticana/I Pagliacci à Salzbourg ; au Met, c’est Parsifal qui est revenu dans sa carrière, après une longue interruption due à une prise de rôle trop précoce, et on attend donc Otello. Mais cette évolution, chez Kaufmann, s’accompagne d’une réelle prudence dans l’organisation de chaque saison : entre chaque série d’opéra, de longues plages sont consacrées au lied ou au concert avec orchestre, et cette saison à l’opérette. D’autres évolutions auraient sans doute été possibles, et on regrette que Kaufmann ait renoncé à incarner Énée dans Les Troyens ; le soin avec lequel il gère chaque prise de rôle assure pourtant que d’autres aventures passionnantes sont encore à venir.

Dominique Adrian

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